Textes retranchés


Préface testamentaire


Sicut nubes... quasi naves... velut umbra . (Job.)


Paris, 1er décembre 1833.


Comme il m'est impossible de prévoir le moment de ma fin ; comme à mon âge les jours accordés à l'homme ne sont que des jours de grâce, ou plutôt de rigueur, je vais, dans la crainte d'être surpris, m'expliquer sur un travail destiné à tromper pour moi l'ennui de ces heures dernières et délaissées, que personne ne veut, et dont on ne sait que faire.

Les Mémoires à la tête desquels on lira cette préface embrassent ou embrasseront le cours entier de ma vie ; ils ont été commencés dès l'année 1811, et continués jusqu'à ce jour. Je raconte dans ce qui est achevé, et raconterai dans ce qui n'est encore qu'ébauché, mon enfance, mon éducation, ma jeunesse, mon entrée au service, mon arrivée à Paris, ma présentation à Louis XVI, les premières scènes de la révolution, mes voyages en Amérique, mon retour en Europe, mon émigration en Allemagne et en Angleterre, ma rentrée en France sous le consulat, mes occupations et mes ouvrages sous l'empire, ma course à Jérusalem, mes occupations et mes ouvrages sous la restauration, enfin l'histoire complète de cette restauration et de sa chute.

J'ai rencontré presque tous les hommes qui ont joué de mon temps un rôle grand ou petit à l'étranger et dans ma patrie, depuis Washington jusqu'à Napoléon, depuis Louis XVIII jusqu'à Alexandre, depuis Pie VII jusqu'à Grégoire XVI, depuis Fox, Burke, Pitt, Sheridan, Londonderry, Capo-d'Istrias, jusqu'à Malesherbes, Mirabeau, etc. ; depuis Nelson, Bolivar, Méhémet, pacha d'Egypte jusqu'à Suffren, Bougainville, Lapeyrouse, Moreau, etc. J'ai fait partie d'un triumvirat qui n'avait point eu d'exemple : trois poètes opposés d'intérêts et de nations se sont trouvés, presque à la fois, ministres des affaires étrangères, moi en France, M. Canning en Angleterre, M. Martinez de la Rosa en Espagne. J'ai traversé successivement les années vides de ma jeunesse, les années si remplies de l'ère républicaine, des fastes de Bonaparte et du règne de la légitimité.

J'ai exploré les mers de l'ancien et du Nouveau-Monde, et foulé le sol des quatre parties de la terre. Après avoir campé sous la hutte de l'Iroquois et sous la tente de l'Arabe, dans les wigwuams des Hurons, dans les débris d'Athènes, de Jérusalem, de Memphis, de Carthage de Grenade, chez le Grec, le Turc et le Maure, parmi les forêts et les ruines ; après avoir revêtu la casaque de peau d'ours du sauvage et le cafetan de soie du Mameluck, après avoir subi la pauvreté, la faim, la soif et l'exil, je me suis assis, ministre et ambassadeur brodé d'or, bariolé d'insignes et de rubans, à la table des rois, aux fêtes des princes et des princesses, pour retomber dans l'indigence et essayer de la prison.

J'ai été en relation avec une foule de personnages célèbres dans les armes, l'Eglise, la politique, la magistrature, les sciences et les arts. Je possède des matériaux immenses, plus de quatre mille lettres particulières, les correspondances diplomatiques de mes différentes ambassades, celles de mon passage au ministère des affaires étrangères, entre lesquelles se trouvent des pièces à moi particulières, uniques et inconnues. J'ai porté le mousquet du soldat, le bâton du voyageur, le bourdon du pèlerin : navigateur, mes destinées ont eu l'inconstance de ma voile ; alcyon, j'ai fait mon nid sur les flots.

Je me suis mêlé de paix et de guerre ; j'ai signé des traités, des protocoles et publié chemin faisant de nombreux ouvrages. J'ai été initié à des secrets de partis, de cour et d'état : j'ai vu de près les plus rares malheurs, les plus hautes fortunes, les plus grandes renommées. J'ai assisté à des sièges, à des congrès, à des conclaves, à la réédification et à la démolition des trônes. J'ai fait de l'histoire, et je pouvais l'écrire. Et ma vie solitaire, rêveuse, poétique, marchait au travers de ce monde de réalités, de catastrophes, de tumulte, de bruit, avec les fils de mes songes, Chactas, René, Eudore, Aben-Hamet ; avec les filles de mes chimères, Atala, Amélie, Blanca, Velléda, Cymodocée. En dedans et à côté de mon siècle, j'exerçais peut-être sur lui, sans le vouloir et sans le chercher, une triple influence religieuse, politique et littéraire.

Je n'ai plus autour de moi que quatre ou cinq contemporains d'une longue renommée. Alfieri, Canova et Monti ont disparu ; de ses jours brillants, l'Italie ne conserve que Pindemonte et Manzoni, Pellico a usé ses belles années dans les cachots du Spielberg ; les talents de la patrie de Dante sont condamnés au silence ou forcés de languir en terre étrangère : lord Byron et M. Canning sont morts jeunes ; Walter Scott nous a laissés ; Goethe nous a quittés rempli de gloire et d'années. La France n'a presque plus rien de son passé si riche ; elle commence une autre ère : je reste pour enterrer mon siècle, comme le vieux prêtre qui, dans le sac de Béziers, devait sonner la cloche avant de tomber lui-même, lorsque le dernier citoyen aurait expiré.

Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que mon drame se divise en trois actes.

Depuis ma première jeunesse jusqu'en 1800, j'ai été soldat et voyageur. depuis 1800 jusqu'en 1814, sous le consulat et l'empire ma vie a été littéraire ; depuis la restauration jusqu'aujourd'hui, ma vie a été politique.

Dans mes trois carrières successives, je me suis toujours proposé une grande tâche : voyageur, j'ai aspiré à la découverte du monde polaire ; littérateur, j'ai essayé de rétablir la religion sur ses ruines ; homme d'état, je me suis efforcé de donner aux peuples le vrai système monarchique représentatif avec ses diverses libertés : j'ai du moins aidé à conquérir celle qui les vaut, les remplace, et tient lieu de toute constitution, la liberté de la presse. Si j'ai souvent échoué dans mes entreprises, il y a eu chez moi faillance de destinée. Les étrangers qui ont succédé dans leurs desseins furent servis par la fortune ; ils avaient derrière eux des amis puissants et une patrie tranquille : je n'ai pas eu ce bonheur.

Des auteurs modernes français de ma date, je suis quasi le seul dont la vie ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, poète, publiciste, c'est dans les bois que j'ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j'ai peint la mer, dans les camps que j'ai parlé des armes, dans l'exil que j'ai appris l'exil, dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées, que j'ai étudié les princes, la politique, les lois et l'histoire. Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort. Dans l'Italie et l'Espagne de la fin du Moyen-âge et de la Renaissance, les premiers génies des lettres et des arts participèrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d'Ercilla, de Cervantes !

En France nos anciens poètes et nos anciens historiens chantaient et écrivaient au milieu des pèlerinages et des combats : Thibault, comte de Champagne, Villehardouin, Joinville, empruntent les félicités de leur style des aventures de leur carrière ; Froissard va chercher l'histoire sur les grands chemins, et l'apprend des chevaliers et des abbés, qu'il rencontre, avec lesquels il chevauche. Mais à compter du règne de François Ier, nos écrivains ont été des hommes isolés dont les talents pouvaient être l'expression de l'esprit, non des faits de leur époque. Si j'étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes mémoires, les principes, les idées, les événements, les catastrophes, l'épopée de mon temps, d'autant plus que j'ai vu finir et commencer un monde, et que les caractères opposés de cette fin et de ce commencement se trouvent mêlés dans mes opinions. Je me suis rencontré entre les deux siècles comme au confluent de deux fleuves ; j'ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où j'étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles.

Les Mémoires , divisés en livres et en parties, sont écrits à différentes dates et en différents lieux : ces sections amènent naturellement des espèces de prologues qui rappellent les accidents survenus depuis les dernières dates et peignent les lieux où je reprends le fil de ma narration. Les événements variés et les formes changeantes de ma vie entrent ainsi les uns dans les autres : il arrive que, dans les instants de mes prospérités, j'ai à parler du temps de mes misères, et que, dans mes jours de tribulations, je retrace mes jours de bonheur. Les divers sentiments de mes âges divers, ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d'expérience attristant mes années légères ; les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu'à son couchant, se croisant et se confondant comme les reflets épars de mon existence, donnent une sorte d'unité indéfinissable à mon travail : mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau ; mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et l'on ne sait si ces Mémoires sont l'ouvrage d'une tête brune ou chenue.

Je ne dis point ceci pour me louer, car je ne sais si cela est bon, je dis ce qui est, ce qui est arrivé, sans que j'y songeasse, par l'inconstance même des tempêtes déchaînées contre ma barque, et qui souvent ne m'ont laissé pour écrire tel ou tel fragment de ma vie que l'écueil de mon naufrage.

J'ai mis à composer ces Mémoires une prédilection toute paternelle ; je désirerais pouvoir ressusciter à l'heure des fantômes pour en corriger la épreuves : les morts vont vite .

Les notes qui accompagnent le texte sont de trois sortes : les premières, rejetées à la fin des volumes, comprennent les éclaircissements et pièces justificatives ; les secondes, au bas des pages, sont de l'époque même du texte ; les troisièmes, pareillement au bas des pages, ont été ajoutées depuis la composition de ce texte, et portent la date du temps et du lieu où elles ont été écrites. Un an ou deux de solitude dans un coin de la terre suffiraient à l'achèvement de mes Mémoires ; mais je n'ai eu de repos que durant les neuf mois où j'ai dormi la vie dans le sein de ma mère : il est probable que je ne retrouverai ce repos avant-naître, que dans les entrailles de notre mère commune après-mourir.

Plusieurs de mes amis m'ont pressé de publier à présent une partie de mon histoire ; je n'ai pu me rendre à leur voeu. D'abord je serais, malgré moi, moins franc et moins véridique ; ensuite j'ai toujours supposé que j'écrivais assis dans mon cercueil. L'ouvrage a pris de là un certain caractère religieux que je ne lui pourrais ôter sans préjudice ; il m'en coûterait d'étouffer cette voix lointaine qui sort de la tombe, et que l'on entend dans tout le cours du récit. On ne trouvera pas étrange que je garde quelques faiblesses, que je sois préoccupé de la fortune du pauvre orphelin, destiné à rester après moi sur la terre. Si j'ai assez souffert dans ce monde pour être dans l'autre une ombre heureuse, un peu de lumière des Champs-Elysées, venant éclairer mon dernier tableau, servirait à rendre moins saillants les défauts du peintre : la vie me sied mal ; la mort m'ira peut-être mieux.


[Saint-Malo]


Après la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier, la Trérnoille mit le siège devant Saint-Malo qui tenait pour le parti du duc d'Orléans : il dressa ses batteries sur la grève de Saint-Servan. La mer envahit cette grève deux fois le jour : les assiégeants couvraient leurs canons de peaux et de cuirs graissés, quand le flot s'était retiré, le feu des batteries inondées recommençait, sans que l'eau eût mouillé la poudre et avarié les pièces.

En vertu du traité de Sablé, Saint-Malo resta engagé à la Couronne, il fut réuni à la France avec le reste de la Bretagne par les mariages successifs de Charles VIII et de Louis XII avec la duchesse Anne. La Duchesse-Reine ayant eu à se plaindre de l'esprit d'indépendance des Malouins, augmenta les fortifications du château d'un bastion et de deux tours. Sur les plus grosses elle fit écrire ces mots : quiconque en grogne, c'est mon plaisir ; de là la tour fut appelée en français bretonnant, Quiquengrogne ; l'autre tour est connue sous le nom de la Générale . [Ce même fait est raconté pour un autre lieu.]

Pendant les guerres de la Ligue, Saint-Malo reprit sa liberté après la visite que lui fit Charles IX, le 24 de mai 1570. Elle ne se déclara ni pour Henri III, ni pour Henri IV, ni pour le duc de Mercoeur. En 1590 le comte de Fontaine occupant le château au nom du Roi, les habitants de la ville conspirent ; ils gagnent deux soldats du comte qui laissent tomber pendant la nuit du haut de la Générale une corde attachée aux aisselles d'une couleuvrine. A l'aide de cette corde, cinquante jeunes gens armés s'introduisent dans le château, tuent le gouverneur, qui parut à une fenêtre avec une lanterne et font la garnison prisonnière. Les Malouins jusqu'à la dernière victoire de Henri IV restèrent leurs propres maîtres et se conduisirent, disent les chroniques du temps, en bons républicains [On montre encore la maison où se réunirent les hardis conjurés qui escaladèrent le château.] .


[Le Revenant]


Depuis le temps de Charles de Blois, le saint, et de Jeanne de Montfort, la boiteuse, tradition d'une aventure était conservée en Bretagne de grand'mères en grand'mères. Mme de Chateaubriand la racontait de manière à faire dresser les cheveux sur le front. Elle y mêlait des Requiem , des Dies irae , des De profundis incroyables.

L'an de grâce, mil trois cent cinquante, le samedi devant Laetare Jerusalem, fut fait en Bretagne au Chêne de Mivoie la bataille de trente Anglais contre trente Bretons,


De sueur et de sang la terre rosoya.

A ce bon samedi Beaumanoir se jeuna ;

Grant soif eust le Baron, a boire demanda ;

Messire Geoffroy de Boves tantost respondu a :

" Bois ton sang, Beaumanoir, la soif te passera ".


Or le sire de Beaumanoir et Johan de Tinténiac avaient guerroyé les Anglais dans les cinquante-deux fiefs de la terre de Combourg. On montre partout les témoins de leurs prouesses, entre autres une roche appelée la Roche sanglante à l'orée de la lande de Meillac. Un jour ayant quitté son frère d'armes Tinténiac s'enforesta. Il arriva avec son Ecuyer par la chaussée d'un étang, aux murs ébréchés d'une ancienne abbaye. Il heurte de sa lance une porte crépite de lierre où se voyaient encore quelques plumes d'un oiseau de proie cloué là. La porte cède au choc, et le Banneret chevauche dans une cour qu'environnaient des granges dont les lucarnes étaient bouchées avec des platras décollés.

Johan saute en bas de son palefroi et le tenant par la bride va droit à une autre porte. Les battants de celle-ci étaient renforcés d'un semis de chevilles de fer : le long des linteaux descendait une chaîne qui s'emboutait à un pied de biche. Tinténiac tira cette chaîne ; elle secoua une sonnette sourde et fêlée. Quelqu'un s'avance à pas traînants dans l'intérieur. Un cliquetis de clefs se fait entendre ; deux verrous tournent, la porte entrebaille avec effort. Un ermite blanchi d'âge et qui semblait tomber en poussière, se présente : " Beaux fils, soyez les bienvenus, cette vesprée de la Toussaint. Mais jeûner il vous faudra ; nul qui vit ne mange céans ; quant au logis, point n'en chômerez si vous savez dormir aux étoiles. Les Anglais ne laissèrent ici que les murs. Les Pères ont été massacrés ; je suis resté seul pour garder les morts : c'est demain leur jour. "

La voix, les mouvements, la pâleur, les regards du moine avaient du surnaturel, comme je ne sais quoi qui a été : ses lèvres ne remuaient point lorsqu'il parlait, et son haleine glacée sentait la terre. Tinténiac et le Damoisel entrèrent dans le cloître. Le jeune écuyer attache les chevaux à un pilier, et met devant eux l'herbe rêche qu'il fauche avec son épée parmi les pierres sépulcrales. Le Religieux psalmodiant un Miserere , conduit sire Johan au dortoir de l'Infirmerie ; salle déserte hantée du vent, où le concierge des Trépassés s'était ménagé un abri dans le coin d'un foyer immense.

Le moine allume une aiguillette de résine qu'il insère dans un bois fendu, fiché à la paroi de la cheminée. L'Ecuyer déterre un tison assoupi sous les cendres, le couvre d'un fagot de ramées vertes et mouillées qui suaient leur sève avec bruit et dont la flamme mourait et renaissait dans une grosse fumée.

La tempête et la nuit étaient descendues ; la pluie battait les débris du monastère. On entendait les vagissements lointains des Décédés. L'écuyer s'endormit assis sur une escabelle près du feu qui brûlait petitement, le Chevalier disait son chapelet en comptant les dizaines avec son doigt sur les entaillures du pommeau de son épée. Le frère placé en face de lui, alterna d'abord les Ave Maria puis il se tut. Johan lève les yeux ; il aperçoit au lieu du solitaire, un fantôme qui le regardait. Une tête de mort hochait dans l'enfoncement d'un froc et deux bras décharnés sortaient des larges manches d'une robe monacale. Le squelette fait signe à Tinténiac de le suivre ; l'intrépide champion se lève et le suit.

Ils franchissent sur des solives disjointes, tremblantes et demi-brûlées, des bâtiments charbonnés par les flammes qui en dévorèrent les toitures, les planchers et les lambris. Ces décombres s'allaient appuyer contre une Eglise dont la masse gothique se dessinait en noir sur une brume blafarde. Le Chevalier et son guide pénètrent dans la basilique par la crevasse d'un mur lézardé ; ils traversent un labyrinthe de colonnes qui tour à tour sortaient de l'ombre à la lueur phosphorique que le spectre passant émanait. Quelque chose gémissait sous les voûtes et tirait de temps en temps des glas de la cloche : les vitraux coloriés qui pendaient à leur plomb rompu laissaient entrer pêle-mêle les feuilles séchées de la forêt.

Le fantôme s'arrête devant un cercueil, à l'ouverture d'un reliquaire qui conduisait au caveau funèbre creusé sous le Beffroi : il montre à Johan l'escalier ; Johan pose le pied sur la marche supérieure étend la main dans l'obscurité, tâte les murs froids, moites et rampants qui lui servent à tournoyer les degrés ; le spectre descend après, et lui interdit le retour.

Le reste de l'histoire est perdu. Mme de Chateaubriand était femme à suppléer le texte et à remplir très bien la lacune ; mais elle avait trop de conscience pour altérer la vérité et pour interpoler un document authentique : les oeuvres des nourrices bretonnes, comme les Annales de Tacite, ont leur fatal caetera desunt .


Pantomime de Mila


Je fis prier la petite Indienne de danser ; elle exécuta toute une pantomime ; elle figura des scènes de guerre, de famille, de chasse. Sa parure sauvage allait bien à son espèce de hardiesse et à son air fin et naïf. Je n'aurais jamais cru qu'une perle de verre pendant au nez et descendant sur la lèvre supérieure pût être un ornement agréable ; [et cependant elle l'était :] dans les attitudes variées de la jeune fille, cette perle d'un bleu transparent jouait de cent manières sur ses dents blanches et ses lèvres roses.

Pour peindre un prisonnier dans les tortures, la petite fille mettait ses bras en croix comme dans le cadre de feu , et chantait la terrible chanson de mort avec un gazouillement qui ressemblait à celui d'un oiseau, puis elle se laissait tomber, se couchait sur le dos, serrait ses jambes fines l'une contre l'autre, rapprochait ses deux bras étendus dans toute leur longueur, entr'ouvrait un peu la bouche et fermait avec lenteur ses yeux brillants, représentant la mort sous les formes les plus charmantes de la vie.

Cette mort n'était pas longue :

L'actrice ressuscitait tout à coup, se mettait sur son séant, écartait avec ses deux mains ses cheveux épars, se redressait sur ses pieds comme un roseau lassé du vent, et commençait une nouvelle scène.

Traverser une rivière : ses bras décrivaient dans l'air les mouvements d'un nageur ; on eût cru plutôt qu'elle allait s'envoler.

Franchir une cataracte : elle imitait avec sa bouche mille bruits confus, tandis qu'elle roulait ses bras rapidement pour peindre une eau qui tombe.

Gravir une montagne : elle traînait ses pas, haletait, pantelait, soufflait ; à ses joues bouffies, à ses regards pétillants de vie, elle avait l'air d'un de ces anges qui soutiennent des nuages ou des coins de draperies dans les tableaux.

Mère surprise par des ennemis : elle défendait son enfant, que figurait un bouquet de bignonia ; elle l'enveloppait dans son manteau ; d'une main elle le pressait sur son sein, de l'autre elle repoussait le ravisseur, le corps penché en avant, la tête dégagée et parlante, avec toute l'innocente gaucherie d'une vierge qui joue à la mère.

La satisfaction de l'assemblée s'exprimait par des cris. J'applaudissais en frappant ma cuisse comme Jupiter, mon bras cassé m'empêchait de battre des mains ; l'espiègle était charmée. Ses gestes se taisaient alors ; elle restait muette, puis recommençait une danse ou légère ou voluptueuse, m'adressant entre chaque tableau un mot pour me demander si j'étais content. Je faisais un signe, lequel voulait dire que je ne la comprenais pas : elle s'impatientait [tapait du pied, les larmes lui venaient aux yeux] ; elle dansait encore et renouvelait son interrogatoire. L'interprète lui redit que je ne l'entendais pas. Elle s'approcha de moi, me passa un bras au cou et se mit à crier à tue-tête. Je riais, elle rougit, prit ma main, la caressa [doucement de ses lèvres] et finit par la mordre. Je retirai ma main : l'enfant sauvage rit à son tour de tout son coeur. Cette maligne et gracieuse affolée m'a donné l'idée du personnage de Mila que l'on verra dans les Natchez ; si jamais je publie les stromates ou bigarrures de ma jeunesse, pour parler comme saint Clément d'Alexandrie, on y verra Mila.


Digression philosophique


De l'âme et de la matière .


J'avais beaucoup étudié les livres de philosophie et de métaphysique : tout ce qu'on peut dire pour ou contre l'existence de l'âme et l'existence de Dieu m'était connu ; tous les écrits et commentaires contre la partie historique, dogmatique et liturgique du Christianisme, avaient été l'objet de mes investigations. Je n'ignorais aucune des objections des esprits forts, depuis ceux qui niant le Christ, regardaient les Evangiles comme un beau mythe de l'école d'Alexandrie du second siècle, jusqu'à ceux qui ne voyaient dans le Christianisme que le développement naturel de la civilisation, la marche obligée, le progrès invincible de la société générale.

Si mon imagination était naturellement religieuse mon esprit était sceptique ; examinateur impartial des motifs de la foi et des motifs de l'infidélité. J'avais pitié des Croyants, mais j'avais un profond dédain pour les incrédules, trouvant les raisons de croire supérieures aux raisons de ne pas croire : ma philosophie n'était pas plus sotte et plus suffisante que cela.

Le consentement universel des hommes touchant l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, n'avait cessé de m'embarrasser à l'époque même de l'indépendance de mes opinions religieuses.

Qu'il y eût chez les sectes philosophiques de l'Orient, de l'Egypte, de la Grèce, des doctrines secrètes d'athéisme et de matérialisme ; que les Chinois et les Juifs si l'on veut (malgré leur grande école d'inspiration ou de prophétie) fussent des peuples matérialistes, cela ne m'amenait à aucune conviction.

D'abord rien de moins certain que les faits dont on argumente au sujet des écoles philosophiques ; mille choses contredisent ces faits. Ensuite parmi les peuples athées et matérialistes en masse , l'individu est religieux ; il l'est vaguement sans doute, mais on lui surprend des instincts d'une autre vie, ou dans son culte des morts, ou dans les prières qu'il adresse à la matière : quand il implore la pluie ou le soleil pour son champ, il suppose une intelligence ; or c'est là ce qui constitue le consentement unanime des hommes.

Jamais la nature ne donna à l'individu un instinct qui ne lui fut pas naturel qui ne fut pas en lui un besoin, une vérité de sa propre essence. Si les hommes, pris un à un, croyent, à leur su ou insu, à une vie future, c'est qu'il y a une vie future, parce qu'il n'y a pas d'effet sans cause, parce qu'il est absurde de dire que l'homme passe ses jours à craindre ou à espérer au delà de la tombe un avenir qui n'existe pas ; bizarre animal qui aurait la connaissance de la mort, qui posséderait un sentiment dont la rapidité et l'étendue embrassent tous les siècles et tous les mondes, et qui ne serait doué de cette extension de temps et d'espace que pour s'enfermer à jamais dans un trou de six pieds de long ! Les gouvernements , les nations peuvent être athées et matérialistes ; les individus jamais.

Il me paraissait encore bien plus moquable, lors même que je n'étais plus chrétien, d'assurer avec une école moderne que le progrès de la société humaine sera d'arriver au matérialisme, à la preuve physiologique et mathématique qu'il n'y a point d'âme. Beau résultat de la science, et d'après lequel il sera facile d'établir la conscience ou la moralité des actions.

Que le résultat soit beau ou laid, bon ou mauvais, dit-on, ce n'est pas là la question : le matérialisme est un fait ; or tout fait doit être accepté qu'il blesse ou non nos moeurs, nos habitudes, nos désirs, nos études, nos systèmes, nos préjugés, nos préventions.

C'est précisément parce que le matérialisme n'est pas un fait prouvé , qu'on n'est pas obligé de l'accepter ; on peut très bien ne pas accorder la majeure du syllogisme. Quand on connaîtrait tous les recoins du cerveau où la vue de l'objet va mettre en mouvement les diverses perceptions intellectuelles, resterait toujours à expliquer la cervelle elle-même ou les différentes fonctions des organes cérébraux dans la théorie du docteur Gall.

Si vous coupez un nerf derrière l'oreille d'un dindon ; si vous attaquez certaine partie du crâne d'un quadrupède, voilà que le dindon perd la faculté de s'arrêter et qu'il court toujours ; voilà que le quadrupède est dépourvu d'une des facultés de son instinct : donc l'intelligence tient à des causes physiques. Quelles belles découvertes de cette nature ne ferait-on pas en bistourisant une vingtaine de milliers d'hommes, en fouillant dans les entrailles de quelques centaines de femmes, comme on martyrise des lapins des chats, des chiens et des chiennes !

on peut être un très bon anatomiste et un très mauvais logicien. L'argumentation ci-dessus est une pure pétition de principe : on admet comme prouvé ce qui est à prouver. Si l'homme a une âme, cette âme a nécessairement des organes matériels à son service tant qu'elle est unie à la matière ; l'altération des organes matériels trouble nécessairement les perceptions de l'âme, mais ne la détruit pas : parce que vous interrompez le cours d'un ruisseau, est-ce à dire qu'il n'y ait plus d'eau à la source ?

Si l'homme n'a pas d'âme, vos cruelles expériences ne portent alors que sur la matière, ne démontrent que les aptitudes de cette matière ; mais il faut que vous me prouviez que l'homme n'a pas d'âme ; or c'est ce dont je vous défie.

Enfin votre expérience ne vous tire pas d'affaire : vous m'apprenez bien que tel accident arrivé au cerveau, suspend telle perception ; mais vous ne m'apprenez pas quelle est cette perception, et comment il advient qu'un peu de matière molle dans un coin de votre tête, produit une idée.

Il me suffirait pour croire à l'âme de voir un cadavre : il est impossible que l'esprit plein d'intelligence et de feu, l'esprit capable d'aimer et de sentir, l'esprit indivisible, incorruptible, sublime, qui s'élevait jusqu'à Dieu, soit de la même nature que cette masse immobile, insensible, stupide, glacée, tombant en lambeaux ; pourriture infâme, aveugle, sourde et muette que son vil poids entraîne au sein de la terre. La mort ne détruit pas l'extérieur de l'animal, comme elle défigure l'effigie de l'homme : le quadrupède garde sa fourrure, l'oiseau ses plumes, le poisson ses écailles, le reptile sa peau, l'insecte ses couleurs ; au mouvement près, vous ne sauriez dire si ce lion, cet aigle, cet ichtys, ce serpent, ce papillon est vivant ou mort. L'animal appartenant à la matière, est tellement proche de son élément, qu'en cessant de respirer il ne varie qu'un mode de son être ; une pendule qui marche et une pendule arrêtée, conserve la même apparence. Mais notre argile s'altère en devenant cadavre : l'homme, la plus belle des créatures dans l'état de vie, est la plus hideuse de toutes dans l'état de mort. La bête morte est chaste et vêtue ; l'homme mort est obscène et nu. Ce cadavre convulsif n'est pas allé paisiblement au néant, comme on retourne à son origine ; il n'était pas seul ; quelque chose a contrarié sa dissolution ; il s'est fait une séparation violente dont la nature désespérée et stupéfaite, a gardé la terreur. Le corps mort vous donne non l'idée d'une machine démontée mais d'une maison vide, d'une habitation ce matin debout et occupée, ce soir en ruine et abandonnée pour jamais. L'expression sévère ou sereine qui parfois demeure un instant au visage du décédé, n'est que le reflet d'une lumière lointaine, qu'une trace du passage de l'âme. Cette beauté intellectuelle du dehors, estompée sur la laideur repoussante de la chair, est une preuve de plus de la différence et du contraste des deux principes : si la pensée appartenait au cerveau matériel, elle ne pourrait être empreinte dans ce front qui ne pense plus ; l'effet cesserait avec la cause.

De même si l'homme est d'une nature semblable aux mollusques ; si les mollusques sont le premier degré et l'homme le dernier dans l'échelle des êtres animés ; ou plutôt si l'organisation n'est qu' une ; si le polype, la sèche, l'huître, le limaçon et l'homme ne sont qu'un même animal diversement agencé et plus ou moins développé expliquez ces embryons de l'homme.

Que si l'animal se perfectionnant, passe de l'huître à l'homme, par le reptile, le poisson, l'oiseau, le quadrupède, le singe et le nègre, comment se fait-il que l'opération ne s'accomplisse pas graduellement sous nos yeux ? Comment se fait-il que l'huître reste toujours huître ? La nature s'est-elle fixée, et, dans ce système, peut-elle se fixer ? ne devrait-on pas trouver des huîtres progressives, demi-poissons, des poissons demi-oiseaux, des oiseaux demi-quadrupèdes, des quadrupèdes demi-singes, des singes demi-nègres, des nègres demi-blancs ? Puis sur l'échelle descendante l'homme retournerait à l'huître, en repassant par les degrés inférieurs jusqu'à sa coquille. On répondra que cela arriverait en effet si la matière n'était épuisée. Chaque être s'est arrêté au degré de forme auquel il était parvenu quand la nature a perdu la faculté de création progressive.

Quelle preuve m'apportez-vous de cet épuisement de la matière ? Votre assertion ! ce que vous imaginez pour bâtir votre roman ! La plaisanterie est trop forte. Je me pourrais contenter de vous dire : " démontrez et vous affirmerez ensuite ". Mais je ne vous demande qu'un seul mot d'explication : dites-moi comment tous ces individus, huîtres et hommes, qui ne sont plus progressifs, qui ont cessé d'être adultes dans l'oeuvre générale par l'impuissance de la matière, se reproduisent néanmoins chacun dans son espèce ? ils ont la faculté de se propager imparfaits, et ils sont eunuques quand il s'agit de se régénérer en l'état plus parfait où les appelaient leur organisation et les fins de la nature. Oh ! que les savants, contempteurs des poètes, sont eux-mêmes de grands poètes, et souvent des poètes bien bouffons ! " La philosophie, dit Montaigne, n'est qu'une poésie sophistiquée. "

Les habiles changeant de terrain, ont en réserve une vérité newtonienne dont ils foudroient les pauvres Croyants en Dieu ; écoutez-les : " L'homme est matière, et comme tel soumis aux lois de la matière : un fait mathématique ne laisse aucun doute à cet égard. Augmentez ou le volume ou le poids de la terre, la puissance de l'attraction ou du centre de gravité, l'homme qui se tient debout, tombera sur le ventre et se changera en reptile n'ayant plus la force de prendre la perpendiculaire. "

Eh ! n'est-ce pas au contraire ce merveilleux équilibre de la nature, qui décèle l'intelligence divine ? chaque chose est dans sa proportion rigoureuse, et si cette intelligence venait à se retirer tout retomberait dans la confusion du chaos. L'homme ne serait pas un reptile parce qu'il se traînerait sur la terre, mais Dieu aurait manqué la création. Supposer que le globe fût autre qu'il est, et que l'homme eût conservé les dimensions qu'il a, équivaut à la non existence de Dieu ; et c'est toujours cette non existence que vous avez à prouver.

Enfin l'organisation est-elle une (chose qui n'est pas du tout démontrée) ? L'anatomie comparée nous apprend-elle que la charpente osseuse est la même pour tous les animaux ; que les os seulement en empiétant les uns sur les autres, forment la variabilité des structures ? Ainsi dans l'homme le crâne se serait accru aux dépens du facial amoindri, et dans le crocodile la presque disparution du crâne aurait fourni le masque d'une face exorbitante. La nature à ce compte n'aurait qu'une même bandelette avec laquelle elle emmailloterait les êtres, mais en déchiquetant l'enveloppe de manière à distinguer les espèces, comme Fénelon donne des habits divers aux citoyens de Salente. Eh bien ! qu'est-ce que cela prouverait contre l'existence de Dieu et la création venue de Dieu ? Dieu n'a-t-il pu créer dans un ordre simple, comme dans un ordre composé ?

Est-ce la matière qui a agi d'elle-même et d'après sa propre loi ? Alors daignez m'enseigner ce que c'est que la loi de la matière : d'où vient cette loi ? Qui l'a faite ?

Vous me répondrez : c'est la loi des êtres ; c'est ce qui fait qu'on est parce que l'on est ; c'est la condition d'existence de l'objet et de sa forme.

Parlons clair et ne nous cachons pas dans des mots-brouillards : dites-moi, je vous prie, qu'est-ce qui fait que l'on est, parce que l'on est ? Il y aurait selon vous des lois nécessaires produisant en vertu d'elles-mêmes ; des lois, par exemple, qui font que deux et deux font quatre, que le cercle est rond, que le triangle a trois angles. Très bien ; il vous reste à m'apprendre comment et pourquoi deux et deux font quatre. Grands génies, il y a toujours une inconnue que vous ne pouvez dégager ; force vous est toujours de trouver qui porte la tortue, laquelle porte l'éléphant par qui le monde est porté.

Que l'anatomie ait marché à pas immenses ; que la physiologie soit une science nouvelle, féconde en résultats ingénieux ; que la chimie reformant sa nomenclature ait pénétré les substances ; que chaque jour on compose et l'on décompose des gaz ; que l'électricité, le galvanisme, le magnétisme révèlent des attractions ou des répulsions de fluides, des propriétés et des rapports ignorés ; que la vapeur et les machines modifient la société matérielle ; que l'on reconstruise l'histoire des époques de la nature ; que notre globe et les globes soient explorés dans leurs lumières, leurs éléments, leurs âges, leurs lois, leurs cours ; que la géologie devienne une étude vaste et curieuse ; que le genre humain commence à se mieux connaître par l'interprétation des monuments, par l'initiation aux langues dites primitives : tant est que plus on avance en découvertes, moins on y voit clair. Se croit-on sûr d'une vérité à l'aide d'une inscription, d'une figure, d'une expérience ? Vient une autre inscription, une autre figure, une autre expérience qui met cette vérité au néant : on ne fait que changer de nuit.

Je ne suis pas du tout embarrassé du progrès de la science : en me faisant voir que j'avais tort d'apporter en preuve d'une intelligence supérieure, une prétendue combinaison d'éléments qui n'était qu'une erreur de physique, qu'en résulte-t-il ? Que vous déplacez seulement l'objet de mon admiration. Dans le nouveau tableau que vous m'offrez, l'ordre se présente à moi comme dans l'ancien tableau. Si le télescope a fait reculer l'espace ; si cette brillante étoile qui me paraissait simple est double et triple ; si au lieu d'un astre j'en aperçois trois ; au lieu d'un monde trois mondes avec leurs sphères dépendantes ; si Dieu au centre de cet incommensurable univers, voit défiler devant lui ces magnifiques théories de soleils, je m'empare de ces grandeurs ; ce sont des preuves ajoutées à mes preuves. Je consens à échanger contre ces merveilles du firmament, les deux luminaires domestiques du foyer de l'homme.


Deux études parallèles. Opinion mixte ou Panthéisme .


Deux études parallèles ont procédé dans le monde, mais non de la même vitesse ; l'étude de l'esprit et celle de la matière. La première a donné naissance à l'école philosophique intellectuelle, ouverte aux vieux âges et perpétuée jusqu'à nous. Il est beau de voir de Pythagore à Leibnitz une succession d'heureux génies exclusivement occupés de l'histoire inaltérable de Dieu et de l'âme, sans être dérangés par le mouvement d'une société temporelle et fugitive. Les anciens et les nouveaux Platoniciens poursuivaient leurs recherches au fracas des victoires d'Alexandre et de l'invasion des Barbares. De nos jours, quand le bruit des mille combats de Bonaparte retentissait en Italie, des hommes de la science déroulaient paisiblement à Naples les manuscrits d'Herculanum : au bout d'une soie, une lettre brûlée de quelque traité d'Epicure, était avec précaution enlevée par eux ; ils retenaient leur haleine de peur de disperser ce grain de cendre philosophique recueilli des laves du Vésuve, tandis que le souffle d'un conquérant balayait les empires.

Mais pour s'enquérir de Dieu et des opérations de l'esprit, les méditations solitaires de l'intelligence suffisent, l'Inde, l'Egypte, la Grèce, l'Italie eurent tôt pénétré le pénétrable en tels sujets, et se vinrent égarer dans les songes qui flottent à la limite des vérités inaccessibles. Aujourd'hui nous en sommes encore où en étaient les anciens à l'égard de la spiritualité ; nous passons et repassons à travers leurs systèmes, semblables au singe dans le cerceau de la Couronne. Depuis Locke, Mallebranche, Condillac, combien de rêvasseries contradictoires abandonnées ! Les chaires d'Edimbourg n'ont pas été plus stables ; l'Allemagne voit accravanter successivement ces philosophies prétendues supérieures ; Kant est allé au cercueil avec son sensualisme ressuscité, l'Eclectisme moderne croule maintenant à la façon du reste : que viendra-t-il après ? une autre subtilité, propre à remplir quelque cervelle creuse, comme le gaz dans un ballon vide. L'étude de l'esprit est épuisée ; elle a touché les bornes du possible en métaphysique : on peut la revêtir d'un nouveau langage, non l'enrichir d'une seule vérité.

L'étude de la matière , je l'ai dit plus haut, a cheminé moins vite ; elle ne se fonde pas sur les simples perceptions de l'âme ; elle marche le bâton de l'expérience à la main ; point ne lui chaut des jardins d'Acadème, du Lycée, du Portique ; elle ne se paye pas de promenades, d'imaginations, de paroles ; elle demande des faits résultat du travail ou du hasard. Elle n'est entrée en progression sensible, que quand le globe a été parcouru au moyen de l'aiguille aimantée, le ciel mesuré avec le secours du télescope, la société rendue nouvelle par la découverte de la poudre à canon, de l'imprimerie, de la vapeur. Cette science de la matière n'était pas douce tout d'abord de ses propres organes comme celle de l'esprit ; force a été de les composer, de pourvoir le génie de la terre du trépan, du forceps, du creuset, de l'alambic, de la lunette, de tous les instruments perfectionnés. Ce génie n'a guère été complètement armé que de nos jours. Alors agitant son bras de fer et montrant ses ongles d'acier, il s'est précipité dans la carrière où se traînait l'étude de l'esprit pantelante et lassée, il a voulu faire ce que celle-ci n'avait su ; il s'est vanté avec ses machines, ses scies, ses spatules, ses ciseaux, ses hachettes, ses fourneaux, d'analyser des mystères échappés aux investigations du spiritualisme : il s'est écrié : " Je tiens l'âme ! J'ai saisi la pensée avec mes tenailles dans cette bosse du cervelet ! une sangsue appliquée sur cette veine frontale, a bu à la source de la poésie. Je sais comment se coordonne l'univers ; j'en ai dérobé les secrets et les lois. Victoire ! Victoire ! "

Et voilà qu'il est arrivé à l'étude de la matière, la chose advenue à l'étude de l'esprit : certaines vérités passées elle n'a plus rencontré que contradictions, doutes, ténèbres ; elle a vu ses convictions du jour, détruites par ses observations du lendemain ; les horizons se sont refermés ; le mystère a recommencé. Une autre énigme, celle de la matière, a pris la place de l'énigme de l'esprit, et le mot en est demeuré inconnu. Le Dieu s'est dérobé à de brutales sollicitations ; en vain le scalpel s'est enfoncé dans le crâne humain ; il n'a pu disséquer la pensée qui survit à la tête dont elle est sortie.

L'étude de l'esprit a senti renaître son courage, quand son adversaire fanfaron s'est perdu dans le chaos. Elle s'est écriée à son tour : " Tu ne tiens rien ; tu ne sais rien. Tu m'oses dire qu'un principe matériel engendrerait un être immortel et intellectuel ! Fuis avec tes couteaux inintelligents et tes muettes anatomies ! "

Entre les deux contendants, s'est glissée une opinion discrète moitié esprit, moitié matière, gentil monstre biforme ; né de leur union : elle leur a murmuré d'un ton filial et mielleux : " Très honorés Père et Mère, il me semble aisé de vous mettre d'accord : dans mon humble façon de voir, vos raisonnements, excellents d'ailleurs, se perfectionneraient peut-être en prenant un juste milieu. Je vous propose ce traité de paix : le cerveau mortel n'enfante point une fille immortelle ; mais la pensée immortelle ne prouve pas l'existence de l'âme. Il sera reconnu par les deux partis que la pensée est une étincelle avolée du foyer universel de l'intelligence : elle y revole et se réunit à son élément, l' esprit , sans conserver la connaissance de son individualité ici-bas, comme le corps, en se dissolvant, retourne à son élément, la matière . "

Nous voici dans le panthéisme de Virgile, renouvelé par Spinosa ou dans le dogme des deux principes divisés, ennemis et coexistants éternels, emprunté des Mages ; système le plus extravagant ou système le plus inexplicable que l'on puisse imaginer. Tout est Dieu : une rose, ou les ordures du grand Lama, ou bien il y a deux Dieux, l'un vivant, l'autre mort, tous deux également puissants et impuissants. Vaguez, si cela vous amuse, dans ces chimères ; mais ne dites pas que vous les comprenez et qu'elles satisfont votre raison.

Si la pensée, flamme divine, remonte et se perd dégagée des sens au brasier de l'intelligence, il en résulterait que l'esprit individualisé dans l'homme aurait sa conscience , son moi que l'esprit universel n'aurait pas. L'esprit ou la pensée impérissable reste dans le monde après que le corps qui lui servait d'enclôture, est tombé ; cette pensée ne vivrait que dans ce monde et pas au delà ; elle serait à la fois animée et morte : animée parmi les hommes où elle aurait paru, morte à son centre d'attraction où elle se serait rejointe. Epurée de la matière, la pensée ne saurait plus ni ce qu'elle est, ni ce qu'elle a été : l'inintelligence donnerait l'intelligence ; l'indivisibilité, la faculté d'être en tous lieux et au même moment, recevraient leurs qualités de la divisibilité, de la substance inerte et bornée ; le corps serait la mémoire ou le mêmento de l'âme. Et d'un autre côté le corps ne sait pas qu'il existe sans la perception de l'esprit ; il meurt, s'il n'est uni à l'âme.

On concevrait l'âme s'éteignant partout à la fois : mais quoi, la pensée demeurera individu immortel sur le globe dès qu'elle y aura brillé et elle s'annulera généralité sans intuition d'elle-même, alors qu'elle refluera dans son principe ?

Par un renversement de toutes les notions du genre humain elle vivra sur la terre et elle ira mourir au Ciel, car c'est mourir que de défaillir, sans garder la conscience de la vie. La pensée sera double : analyse intelligente dans la région matérielle, synthèse imbécile à la source même de l'intelligence ! le corps, lui, n'a pas ces deux existences jumelles : il cesse d'être au monde quand il cesse de s'y montrer ; il se dissout, et sans l'esprit, garde-note de son passage, nul ne saurait qu'il a existé. Où est le corps d'Homère ? Vous savez bien où est sa pensée.

" Mais la pensée n'est-elle pas semblable au flambeau ? le flambeau s'allume aux émanations d'une lumière empruntée et se volatilise avec l'aliment qui le nourrit. "

La comparaison ne vaut : le flambeau se dévore lui-même en quelques heures ; la pensée est une lampe perpétuelle qui brûle sans se consumer.

" Mais n'en est-il pas de la génération des idées comme de celles des corps ? l'homme laisse ses pensées sur la terre, comme il y laisse ses fils. "

La similitude cloche : votre fils meurt ; il engendre un fils qui meurt ; ainsi de suite. Votre idée peut enfanter avec les esprits divers d'autres idées et se perpétuer en lignes collatérales ; mais elle ne connaît point le tombeau ; elle va s'enfonçant dans l'avenir, contemporaine successive de ses filles. Cette société dont aucun individu ne disparaît, s'accroît à l'infini ; les grands-parents vivent avec leurs enfants et gardent comme eux une immortelle jeunesse. Des deux postérités matérielle et spirituelle de l'homme, la première est pérenne, la seconde éternelle.

Conclusion : de toute nécessité si l'âme ne s'annihile avec le corps, elle conserve le sensorium. Il est inutile de recourir au subterfuge de ces philosophes lesquels sont d'avis que l'âme ne se présente pas nue à la mort : sous le rude tissu de nos organes périssables, s'étendent, assurent-ils des organes déliés et indestructibles, les propres organes de l'âme, immatériels, immortels : elle conserve de cette sorte un véhicule, idoine à lui transmettre la connaissance des objets hors de soi.


Divers systèmes sur la nature de l'âme. Le néant. Dieu formé par la matière. Conscience. J.-J. Rousseau .


Le panthéisme débouté de sa demande, n'empêche pas les chicaniers du néant d'intenter de nouveaux procès : sans résoudre les difficultés des systèmes qu'ils préconisent, sans s'arrêter aux objections qu'on leur oppose, ils s'écrient : " Champions de l'âme, mettez-vous au moins d'accord entre vous. L'âme est-elle une substance se mouvant d'elle-même, comme le dit Platon ? une nature sans repos comme le prétend Thalès ? un mouvement des sens comme l'avance Asclépiades ? Hésiodes et Anaximandre la composent de terre et d'eau, Parménides de terre et de feu, Empédocles de sang. Possidonius, Cléanthes, la tiennent pour la chaleur, Hippocrates pour un esprit répandu dans tout l'être, Varron pour un souffle reçu sur les lèvres et mis en jeu par le coeur. Zénon pour la quintessence des quatre éléments, Héraclides de Pont pour la lumière. Les Egyptiens en font un nombre, les Chaldéens une vertu sans forme. Aristote la nomme Entelechie id est le principe normal, la perfection abstraite. Hippocrates et Hiérophile établissent son siège au cerveau, les stoïciens au coeur, Aristote et Démocrite dans le corps entier, Epicure dans l'estomac : et la preuve dit Chrysippe, c'est qu'en prononçant le mot egw, ego , moi, la mâchoire inférieure descend vers l'estomac. Enfin les Pères de l'Eglise ont varié sur le siège et la nature de l'âme, et le dogme de son immortalité n'a été fixé parmi les chrétiens que vers la fin du XIIe siècle. Parmi les modernes, les plus grands génies religieux tels que Pascal, Leibnitz, Newton, Euler, n'ont pu arriver à des preuves positives. "

Voilà certes une argumentation puissante ! Parce que en ce monde matériel , nous ne pouvons parvenir à toucher du doigt et de l'oeil une chose immatérielle , il en faut conclure que cette chose n'existe pas. Mais touchez-vous la pensée, quoique vous sachiez très bien qu'elle existe et qu'elle vous survit ? Les folies mêmes de ces inventions philosophiques, ne prouvent-elles pas une conviction unanime de l'existence de l'âme dont on ignore seulement le mode et la substance ? Descendus des entrailles qui nous portèrent, avions-nous la moindre idée du temps et de son empire, lorsque nous y fûmes introduits ? Les entrailles de la terre, notre seconde mère, nous enfanteront à l'Eternité dont nous n'avons pas aujourd'hui la plus légère notion : nous y trouverons un soleil comme nous en trouvâmes un quand nous quittâmes le sein de notre première mère. La faiblesse a été placée aux deux bouts de notre carrière comme le crépuscule aux deux extrémités du jour ; à notre naissance nous n'avions ni force, ni mémoire, ni intelligence ; à notre mort nous serons dans ce même état. Mais la Providence nous recevra dans ses bras en sortant de la vie, ainsi que notre nourrice nous y reçut en y entrant. L'aveugle-né ne se dépeint point la vue ; le sourd-muet n'a aucune donnée pour apprécier l'ouïe ; l'enfant est inapte à la passion la plus vive de l'homme : comment donc dans la nuit, le silence, la puérilité où nous vivons, comprendrions-nous la lumière, l'harmonie et la volupté du ciel ?

Mais vous, Néantistes qui avez la superbe de votre rien , me l'expliquerez-vous ? Je l'adopte, quoiqu'il m'en coûte, si vous me le faites toucher au doigt et à l' oeil . Grâces à Dieu cela n'est pas dans votre puissance ! J'ai peur qu'à l'heure du naufrage, vous n'ayez plus vous-mêmes votre négative conviction ; vous implorerez le port de salut dans ces régions de la mort où vous n'apercevez aujourd'hui qu'une côte inhospitalière et désolée. Vous jetterez pêle-mêle à la mer, pour sauver votre vaisseau, le lest aride dont vous l'avez encombré, vos systèmes : il sera trop tard. Vous vous enfoncerez dans les flots entre une foi ébranlée et non détruite et une foi naissante et non affermie, entre l'horreur du néant et l'épouvante de l'Eternité, ayant perdu l'espérance aveugle du premier, et n'étant pas arrivés à l'espérance éclairée de la dernière.

Si vous repoussez les preuves de la vie, je vous somme de me démontrer la mort. Quelle est-elle ? Traînez-vous dans les lieux communs de l'athéisme et du matérialisme, je me charge de déduction en déduction de vous acculer à l'absurde. L'orient a été plus loin que les autres contrées de la terre, dans ces abominables et stupides systèmes ; ses efforts ne l'ont conduit qu'à ce galimatias désespéré : " La mort, dit une philosophie indienne, est sortie de son propre néant, elle devient la vie du temps dans l'espace, parce qu'elle fait sentir le temps en le mesurant. Ainsi ce que nous prenons pour la vie, n'est que la mort : l'homme qui a bien compris la mort, qui sait la mort, devient cette mort ; il est l'esprit qui est la mort. Quand la mort sera rentrée dans le néant dont elle n'est qu'un mode, le temps et l'espace qui n'existent que par la mort, finiront ; et le néant sera l'Etre suprême qui engendrera tout par la mort. "

L'incisive et subtile poésie de ce platonisme athée, est remarquable, mais il faudrait plaindre le cerveau assez infirme pour avoir le malheur de l'entendre. Si le Bracmane est resté assis trois ou quatre mille années, à méditer cela en se laissant manger aux mouches et livrant le peuple qu'il débilite au premier envahisseur venu, c'est employer un peu trop de temps à la composition d'un hymne à la mort.

Nous n'avons qu'une base certaine de calcul, notre pensée, pour obtenir Jéhovah, l' Ego sum qui sum : l'intelligence humaine est la seule raison péremptoire du fait de l'intelligence divine : l'homme est la preuve de Dieu ; chaque homme est un Messie envoyé du néant pour révéler la vie suprême. De là peut-être ce rêve extraordinaire d'un philosophe germanique.

Dieu n'a pas créé la matière ; la matière au contraire a créé Dieu par l'opération de l'homme. L'homme est un animal doué d'un organe propre à dégager l'esprit de la matière ; cet organe est le cerveau qui sépare l'idée du bloc inanimé : l'idée une fois extraite ne s'anéantit point : les idées augmentant de nombre, s'unissent en vertu de leurs affinités élémentaires et commencent l'individualité d'un être intellectuel. Cet être n'est pas encore achevé, parce que toutes les idées ne sont pas encore émises, mais quand elles le seront, elles composeront, de leurs agrégats un Dieu unique, une âme égale à l'amplitude de l'univers. L'espèce humaine que son long enfantement de l'idée aura fait dépérir, mourra comme une mère épuisée ; le monde matériel se trouvera changé dans un monde spirituel par cette évaporation ou transfusion insensible.

Une chose reste de toutes ces extravagances : l'accord des diverses opinions sur les hautes destinées de l'homme.

Mais n'allez pas entretenir les incrédules de ces opinions lorsqu'elles tendent à la démonstration d'une existence outre-tombe. Leur exposez-vous les théorèmes de Clarke, espèce de géométrie transcendante de notre immortalité ? ils rient, et cependant ils ne sont pas des Clarke. Objectez-vous à leur mécréance, la voix de la conscience, invoquée de Rousseau ? ils rient, et cependant ils ne sont pas des J. J. Qui sont-ils ? ordinairement les plus médiocres créatures de ce monde, décidées à refuser à leur âme, la vie qu'on n'accordera pas à leur mémoire.


Toi qui jusqu'au Très-Haut, veux porter ton délire,

T'assieds-tu près de lui dans le céleste empire ?

Vis-tu le créateur dans les premiers moments

De ce vaste univers creuser les fondements,

Des vents et des saisons mesurer la richesse,

Et jusque sous les flots promener sa sagesse ?

Des portes de l'abîme as-tu posé le seuil ?

As-tu dit à la mer : " Brise ici ton orgueil " ?

Misérable Dathan ! quoi ! vermisseau superbe,

Tu veux comprendre Dieu quand tu rampes sous l'herbe !

Admire et soumets-toi : le néant révolté

Peut-il dans ses desseins juger l'éternité [ Moyse en 1822, était fait, mais il n'était pas publié (Paris, note de 1834) ; voir Moïse, acte IV, sc. I. (N.d.A.)] ?


Ecoutons le vicaire savoyard :


" Rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami ! examinons, tout intérêt personnel à part à quoi nos penchants nous portent. Quel spectacle nous flatte le plus, celui des tourments ou du bonheur d'autrui ? Qu'est-ce qui nous est le plus doux à faire, et nous laisse une impression plus agréable après l'avoir fait, d'un acte de bienfaisance, ou d'un acte de méchanceté ? Pour qui vous intéressez-vous sur vos théâtres ? Est-ce aux forfaits que vous prenez plaisir ? est-ce à leurs auteurs punis que vous donnez des larmes ? Tout nous est indifférent, disent-ils, hors notre intérêt : et, tout au contraire, les douceurs de l'amitié, de l'humanité, nous consolent dans nos peines ; et, même dans nos plaisirs, nous serions trop seuls, trop misérables, si nous n'avions avec qui les partager. S'il n'y a rien de moral dans le coeur de l'homme, d'où lui viennent donc ces transports d'admiration pour les actions héroïques, ces ravissements d'amour pour les grandes âmes ? (...)

" Mais quel que soit le nombre des méchants sur la terre, il est peu de ces âmes cadavéreuses devenues insensibles, hors leur intérêt, à tout ce qui est juste et bon. L'iniquité ne plaît qu'autant qu'on en profite : dans tout le reste on veut que l'innocent soit protégé. (...)

" Il nous importe sûrement fort peu qu'un homme ait été méchant ou juste il y a deux mille ans ; et cependant le même intérêt nous affecte dans l'histoire ancienne que si tout cela s'était passé de nos jours. Que me font à moi les crimes de Catilina ? Ai-je peur d'être sa victime ? pourquoi donc ai-je de lui la même horreur que s'il était mon contemporain ? Nous ne haïssons pas seulement les méchants parce qu'ils nous nuisent, mais parce qu'ils sont méchants. (...)

" Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d'autrui comme bonnes ou mauvaises ; et c'est à ce principe que je donne le nom de conscience .

" Mais à ce mot j'entends s'élever de toutes parts la clameur des prétendus sages : Erreurs de l'enfance, préjugés de l'éducation ! s'écrient-ils tous de concert. Il n'y a rien dans l'esprit humain que ce qui s'y introduit par l'expérience, et nous ne jugeons d'aucune chose que sur des idées acquises : ils font plus ; cet accord évident et universel de toutes les nations, ils l'osent rejeter et, contre l'éclatante uniformité du jugement des hommes, ils vont chercher dam les ténèbres quelque exemple obscur et connu d'eux seuls comme si tous les penchants de la nature étaient anéantis par la dépravation d'un peuple, et que, sitôt qu'il est des monstres, l'espèce ne fut plus rien ! (...)

" Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre, juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu ! c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions. (...)

" On a beau vouloir établir la vertu par la raison seule, quelle solide base peut-on lui donner ? La vertu, disent-ils, est l'amour de l'ordre. Mais cet amour peut-il donc et doit-il l'emporter en moi sur celui de mon bien-être ? qu'ils me donnent une raison claire et suffisante pour le préférer. Dans le fond leur prétendu principe est un pur jeu de mots ; car je dis aussi, moi, que le vice est l'amour de l'ordre, pris dans un sens différent. Il y a quelque ordre moral partout où il y a sentiment et intelligence. La différence est que le bon s'ordonne par rapport au tout, et que le méchant ordonne le tout par rapport à lui. Celui-ci se fait le centre de toutes choses ; l'autre mesure son rayon et se tient à la circonférence. Alors il est ordonné, par rapport au centre commun, qui est Dieu, et par rapport à tous les cercles concentriques, qui sont les créatures. Si la Divinité n'est pas, il n'y a que le méchant qui raisonne, le bon n'est qu'un insensé. "


Que de raison et d'éloquence ! mais que sont l'éloquence et la raison à l'imbécillité suffisante, et au parti-pris de l'orgueil ? Quand ils ont dit : " Je nie la conscience parce que je ne la sens pas. Je ne crois pas parce que je ne crois pas ", il leur semble planer au-dessus des chétifs mortels. La conscience ne se prouve point à ceux qui l'ont étouffée ; le vice produit sur la conscience l'effet du vin sur le génie ; il l'abrutit. Le chien ne croit pas non plus, et il n'était une divinité qu'à Cynopolis en Egypte. Combien d'idiots et de sots reconnus tels, m'ont assuré risiblement de leur incrédulité ! Beaucoup de pauvres gens croient en Dieu, j'en conviens, mais avec leur instinct et leur simplicité ; ils ne prétendent pas comme la bête incrédule, être arrivés à leur conviction par l'excellence de leur judiciaire.

Comment réfute-t-on les pages religieuses d'un homme qu'on admire ? on dit : " Il ne croyait pas ce qu'il écrivait ; il soutenait un paradoxe pour faire du bruit et donner carrière à son talent. " ou bien : " Il a payé tribut aux préjugés de sa caste, de son éducation, de son temps ; à cette époque on n'en savait pas davantage. " Calomnie forgée, sentence rendue, nous nous redressons de deux palmes bénissant la nature d'être de si grands hommes et d'avoir été enfantés en un siècle capable de nous admirer.

Pauvre Jean-Jacques, tu perdais tes sueurs au pied des Alpes, à prêcher ces Aigles. Que ton ombre m'en croie : contre les pédants de l'athéisme et les docteurs de mauvais lieux, le seul argument puissant est la négative : ils attaquent, forcez-les à la défense, poussez-les dans une impasse ; réduisez-les à l'impossibilité de mettre quelque chose à la place de ce qu'ils prétendent renverser. Ainsi vous soutenez que la conscience est l'intérêt général, la nécessité de l'ordre, la loi morale : à merveille ! mais qu'entendez-vous par l'intérêt général, la nécessité de l'ordre, la loi morale ? Prenez garde à votre réponse : si vous vous perdez dans de nébuleux sophismes statistico-politico-moraux, vous prouvez que vous ne vous comprenez pas vous-mêmes ; si votre définition de l'intérêt général, de la nécessité de l'ordre, de la loi morale est juste, il se trouvera que vous avez seulement changé les noms ; vos incrédulités n'auront abouti qu'à la reproduction forcée de la conscience et de Dieu. Rejetez-vous l'une et l'autre ? évitez soigneusement de prononcer les mots de morale et d'ordre ; dites que l'empire est au plus fort, au plus méchant, aux chances du hasard ; que la vertu est une incapacité, l'honnêteté une niaiserie, le juste et l'injuste une affaire variable et de convention et montrez-moi comment il est possible que la société marche ordonnée par la loi du désordre.


Qu'est-ce que la matière ? Matérialisme et athéisme, orgueil déguisé. Que si l'on est déiste, il faut logiquement devenir chrétien, et pourquoi. Que la Religion de la Croix loin d'être à son terme, entre à peine dans sa troisième période .


Je parle ici d'après ma propre expérience : quand j'abandonnai les erreurs de l' Essai sur les Révolutions pour revenir aux principes du Génie du Christianisme , c'est par la preuve négative que je rentrais dans la vérité positive. Vous me niez, disais-je, les mystères de l'esprit, moi je vous nie les mystères du corps ; je vous défie de me prouver l'existence de la matière, comme vous me défiez de vous prouver l'existence intellectuelle.

La matière est-elle réellement , ou n'est-ce qu'une image produite dans l'esprit, comme un songe dans les visions du sommeil ?

Et qu'est-ce que la matière, si elle existe ? est-elle insnensible ou animée ? Chaque atome liquide ou solide, chaque grain d'eau ou de poussière vus au microscope renferment des germes de vie. La matière, y compris le soleil et tous les mondes, serait-elle un immense animal formé de myriades de myriades d'animaux, mourant et ressuscitant sans fin, ou plutôt n'y a-t-il point de mort, et la mort apparente n'est-elle qu'une modification de la vie ? Alors j'adopte volontiers l'opinion de l'astronome qui veut que le flux et le reflux de la mer soit la respiration de la terre.

Si la matière est animée, quelle atroce loi l'oblige à se dévorer au moyen des diverses formes d'animalité qu'elle affecte ? Les animaux se repaissent les uns des autres, une guerre d'extermination se continue jusque dans une bulle d'air, un globule de rosée, une goutte de vinaigre ou de sang. L'homme mange tout, se mange lui-même et est mangé vivant par des vers et des insectes. Et nous à la fois mets et convives à ce festin détestable, nous nous ne fuirions pas aux banquets des anges dans les tabernacles purs et resplendissants de la lumière incorruptible !

Vous me direz que je ne puis nier l'existence de la matière qu'en recourant à des subtilités ; je vous réponds que vous na pouvez nier l'existence intellectuelle que par des subtilités. Or si rien n'est évident dans ce monde, si je suis placé entre deux mystères, la matière d'un côté, l'intelligence de l'autre ; si tout est secret autour de moi ; si je ne puis me rendre compte du moindre mouvement volontaire ou involontaire de ma pensée et de mon corps ; si je ne sais comment je remue mon doigt ou mon idée ; je me décide nécessairement pour la chose dont j'ai l'instinct et qui se lie aux vérités de la morale et de la société : j'aime mieux me jeter dans un abîme de lumières que dans un abîme de ténèbres. Que me proposez-vous en échange de ma foi ? votre incrédulité ou vos doutes : mais votre incrédulité n'est pas plus forte en preuves et en raison que ma foi. Quant à vos doutes, qu'est-ce qu'un doute, sinon une chose dont on peut douter ? Si j'ai des doutes sur vos doutes, pourquoi voulez-vous que je croie à vos doutes ? Vous êtes sceptique et vous voulez que, fanatique de ce que vous avouez ne pas savoir, je devienne dogmatique de votre scepticisme : la Religion de la servante du Curé, est plus rationnelle que cet embrouillement.

L'athéisme et le matérialisme ne sont qu'un orgueil déguisé : on s'imagine être fort, parce qu'on ne croit pas comme le vulgaire, parce qu'on pense avoir des qualités supérieures de compréhension, auxquelles les esprits faibles, les âmes molles, les imaginations poétiques ne peuvent arriver. Cette prétendue force est un manque de force ; l'incrédulité annonce une impuissance à saisir les vérités de la nature intellectuelle, quelque chose qui manque à l'entendement plutôt qu'une faculté qui surabonde. Le croyant pourrait pécher par excès ; l'incrédule pèche très certainement par défaut.

Je ne pense pas qu'il y ait jamais eu un grand esprit lequel ait toujours été à tous les instants , athée ou matérialiste. Regardez-y de près et vous verrez que ceux qui parlent avec certitude du néant sont ou des brutes, ou des personnes d'un caractère futile, ou des paradoxistes, ou des hommes d'un génie étroit et ignorant, ou d'un génie vaste et instruit, mais spécial et appliqué à un seul objet dans les sciences, les arts, l'érudition, ou même dans la haute poésie. S'il y a des exceptions elles sont rares : un homme supérieur, athée et matérialiste à trente ans, doutera à quarante, croira plus tard à Dieu et à l'âme, et s'il vieillit, il a des chances de devenir chrétien. Il y a deux espèces d'esprits : les esprits religieux et les esprits incrédules ; la première espèce est d'une nature supérieure à la seconde, et elle a produit les plus grands hommes, surtout depuis la propagation du christianisme, témoins Bacon, Tycho-Brahé, Leibnitz, Newton, Euler, Pascal, Bossuet, Turenne, Bonaparte. Celui-ci donnant à Vignali, son aumônier, les détails nécessaires pour la chambre ardente dont il voulait qu'on environnât sa dépouille, crut apercevoir sur le visage de son médecin Antomarchi un mouvement qui lui déplut : il s'en expliqua avec le docteur et lui dit : " Vous êtes au-dessus de ces faiblesses ; mais que voulez-vous, je ne suis ni philosophe, ni médecin ; je crois à Dieu, je suis de la religion de mon père : n'est pas athée qui veut... pouvez-vous ne pas croire à Dieu ? car enfin tout proclame son existence et les plus grands esprits l'ont cru... vous êtes médecin... ces gens-là ne brassent que de la matière : ils ne croiront jamais rien. "

Fortes têtes du jour, quittez votre admiration pour Napoléon ; vous n'avez rien à faire de ce pauvre homme. Ne croyait-il pas ; qu'une comète était venue le chercher, comme jadis elle emporta César ? De plus il croyait à Dieu , il était de la religion de son père ; il n'était pas philosophe ; il n'était pas athée ; il n'avait pas comme vous livré de bataille à l'Eternel, bien qu'il eût vaincu bon nombre de Rois ; il trouvait que tout proclamait l'existence de l'Etre Suprême ; il déclarait que les plus grands esprits avaient cru à cette existence et il voulait croire comme ses pairs. Enfin, chose monstrueuse ! ce premier homme des temps modernes, cet homme de tous les siècles, était Chrétien dans le XIXe siècle ! Nous avons vu au livre VIe de ces Mémoires qu'il avait demandé le saint Viatique, qu'il était mort un crucifix sur la poitrine et que son testament, de même que celui de Louis XVI, commence par ces paroles : " Je meurs dans la religion apostolique et romaine dans le sein de laquelle je suis né. "

Je vous le disais donc : un homme supérieur qui croit à Dieu et à l'âme, s'il vieillit, a des chances de devenir chrétien. Le christianisme est la conséquence logique du déisme : Dieu et l'âme admis l'obligation de les expliquer arrive ; il faut bien examiner et la nature humaine et ses relations avec la nature divine, sous peine de rentrer, par les difficultés morales, dans l'abîme du doute. C'est ce qu'un génie aussi sain, aussi ferme, aussi complet que celui de Bonaparte aperçut aussitôt que la jeunesse, la politique, l'ambition, les passions diverses eurent cessé de l'aveugler et de troubler son regard d'Aigle.

Répliquera-t-on que le déisme n'amène pas rigoureusement le christianisme pour rendre raison du mal moral, ainsi qu'il plaît de le soutenir, qu'on peut croire à Dieu, à l'existence de l'âme, au dogme des châtiments et des récompenses, sans être chrétien, et que par cette religion naturelle, le mal moral est parfaitement expliqué ?

Le mal moral sans être chrétien ? non. Les récompenses et les châtiments après la mort, ne résolvent pas le problème. Quelle nécessité y avait-il à Dieu de combler le crime de prospérités, d'accabler la vertu de misères, de faire triompher l'oppresseur, d'abandonner l'opprimé, afin de se donner la satisfaction de redresser tous ces torts dans l'autre monde ? le méchant ne serait-il pas autorisé à s'écrier du milieu des flammes : " Vous m'avez encouragé dans mes iniquités en me surchargeant de vos bienfaits ; j'ai pu croire par vos faveurs mêmes à ma droiture, et vous me punissez ! " La religion naturelle ne rend donc pas compte du mal moral : cette religion laisse Dieu injuste ; or s'il est injuste, il n'existe plus. Vous voilà redevenu athée avec la volonté de ne l'être pas.

Quoiqu'il fasse, le déiste de bonne foi, est forcé de croire à la désobéissance biblique laquelle a introduit dans le monde intellectuel le mal moral, et dans le monde physique la dépravation matérielle ; ces deux mondes s'étant altérés à la fois, et la matière même, telle que nous la voyons, devant peut-être son existence à la déviation spirituelle.

Cette opinion adoptée, peu m'importe le reste : vous appartenez à ce christianisme universel dont on trouve la tradition dans tous les cultes. La différence entre vous et moi est que vous n'allez pas jusqu'à la personne du Christ où vous arriverez un jour, si vous êtes conséquent. Le Christ est le révélateur de la vérité générale dont vous avez la réminiscence : en son sacrifice s'est trouvée l'explication du mal moral, il y a eu faute, déviation et il a fallu pour l'expier que le Juste portât la couronne d'épine.

Le Rédempteur, éclatant de toutes les lumières, de toutes les vertus et de toutes les afflictions répandues sur la terre depuis la création, résume l'humanité entière, hors la corruption dont il était exempt par sa nativité virginale. Homme, s'il est un Dieu sympathique à ta nature, c'est le Christ en qui sont personnifiées et divinisées tes douleurs ! Quoi ! le Christianisme ne serait rien en principe, quand nous sommes les témoins de ses conséquences prodigieuses ! Le changement de l'ancien monde, le renouvellement de la société ne commencent-ils pas à la plantation de la Croix ?

C'est trop rapetisser Dieu, disent d'autres argumentateurs que de renfermer ses soins dans les bornes étroites de la terre ; nos tribulations comme nos joies sont liées aux lois de l'univers. Parmi ces millions de globes roulant dans l'espace, un insecte de notre nature, occupe-t-il exclusivement le souverain des mondes ? Sans doute nous tenons notre place dans la chaîne des créatures, comme le vermisseau que nous écrasons sous nos pas ; sans doute la partie intellectuelle de notre être, aura sa route marquée à travers ces sables de soleils jusqu'au trône de Dieu : mais allons-nous évaluer à quelque chose notre vie d'une minute, notre misère d'une seconde ; dans l'existence de l'Eternité et la profondeur des desseins de la Providence ? "

Ces raisonnements pompeux viennent précisément de l'infirmité de notre raison : les songes les plus magnifiques sortent des cerveaux les plus malades. La plus grande justice ne se compose point de petites injustices : si Dieu était injuste envers un seul insecte ; s'il ne pouvait établir l'harmonie des sphères qu'aux dépens de cet insecte, il serait inique et impuissant ; il ne serait pas Dieu. On a dit que la petite morale tuait la grande ; antithèse sophistique d'une mauvaise conscience, qui loin de trouver son application aux oeuvres divines, n'est pas même vraie dans les oeuvres humaines. Non ; mon mal particulier n'est point nécessaire au maintien du bien général ; je ne puis trouver de cause légitime à mes accablements qu'en moi-même, par l'abus que j'ai fait de ma liberté, par l'obligation où je suis d'être éprouvé, afin de me revêtir de cette innocence originelle à laquelle était attaché mon bonheur. Tous les raisonnements ramènent ainsi au christianisme.


Encore ne pourriez-vous [ ? ] ces délices orientales qu'en renonçant au christianisme, or ne vous imaginez pas que vous conserverez les notions supérieures de Justice, les idées vraies sur la nature humaine et les progrès de tous genres que le christianisme a fait faire à la société : son dogme est la garantie de sa morale ; cette morale sera bientôt étouffée par les passions non gouvernées du mors de la foi. On ne retrouve pas les hautes vertus chrétiennes, là où le christianisme a passé et s'est éteint.

Voulez-vous devenir Chinois ou redevenir Romain, radoter peuple vieillard en robe jaune ou rétrograder vers la civilisation antique ? Dans ce dernier choix, se rétabliront nécessairement les deux bases de l'édifice payen, la servitude et la tyrannie seulement elles changeront de forme. Viendront avec le temps les ornements obligés de cette société, la prostitution théâtrale, les gladiateurs, les cochers du cirque, le tout sous le bon plaisir des prétoriens modernes qui garderont avec l'artillerie le parcage de ces nouveaux esclaves qu'on nomme prolétaires et la maison dorée des Nérons constitutionnels.


Le christianisme est l'appréciation la plus philosophique et la plus rationnelle de Dieu et de l'homme, il renferme les trois grandes lois de l'univers, la loi divine, la loi morale, la loi politique. la loi divine, unité de Dieu en trois essences ; la loi morale, charité ; la loi politique, liberté. La chute de l'homme et le sacrifice du Christ, ne sont plus aujourd'hui des mystères ; la faute et l'expiation restent l'histoire la plus touchante et la plus profonde de l'humanité.


Sur une pièce retrouvée


Vous avez lu cette phrase dans la brochure du général Hulin : " Nous ignorons si celui qui a si cruellement précipité cette exécution funeste, avait des ordres ; s'il n'en avait point, lui seul est responsable ; s'il en avait, la Commission dont le dernier voeu était pour le salut du Prince, n'a pu ni en prévenir, ni en empêcher l'effet. "

Cet ordre a-t-il été découvert comme on l'assure ? le produira-t-on... [L'ordre affirme-t-on serait écrit de la main de Bonaparte ou du moins signé de lui. Le document supposerait que le duc d'Enghien a été déclaré coupable par la Commission de Vincennes, en conséquence de cette déclaration supposée et prévue, le Premier Consul prescrit la fusillade du condamné après le prononcé de l'arrêt ; il commande que cet arrêt soit exécuté de suite dans le fossé de Vincennes et que la tombe soit creusée dans le même fossé : tout était minutieusement réglé par le général comme pour les éventualités d'une grande bataille.]

Certes si j'étais un de ces amis de Napoléon qui l'acceptent tel qu'ils le font et coûte que coûte, possesseur d'une pareille pièce, je l'aurais immédiatement jetée au feu ; [jusqu'à ce que je l'ai vue, je douterai de son existence] car elle infirme ce qu'a pu dire Napoléon dans tout ce qui le regarde de près.

Ceux qui publieraient cette pièce auraient-ils donc oublié les volumes écrits à Sainte-Hélène, les relations, les mémoires sans nombre, les apologies, les excuses imaginées d'après les dires, les insinuations, les aveux et les désaveux du grand homme ? que d'impostures entassées sur des impostures pour cacher la vérité, pour échapper à la douleur de cette tunique qui se collait à là chair d'Hercule !

Ainsi disparaîtraient tous les incidents de Vincennes, les dépositions des témoins, la mission de Réal, etc., etc. ; ainsi il ne faudrait plus penser aux conjectures expiatoires de cet excellent M. de Lascazes. Etait-il assez trompé par Napoléon qui lui paraissait si sincère, quand il lui expliquait les causes de la catastrophe ! Napoléon accumulait tant de motifs, tant de prétextes, tant d'excuses, en laissant planer des soupçons sur des têtes autres que la sienne, alors qu'il avait donné lui-même l'ordre du meurtre.

La pièce étant publiée détruirait les raisonnements, d'ailleurs fort justes, que je fais, relatifs à la mort du dernier des Condés : il n'y aurait qu'un seul coupable, les autres resteraient de simples soldats à qui toute réflexion est interdite et qui sont forcés à l'obéissance passive ; les juges ne seraient plus que les greffiers d'une sentence à eux dictée, les bourreaux des machines à frapper, les fossoyeurs des ouvriers diligents.

Cet ordre expliquerait encore la clause du testament dans laquelle Bonaparte se loue de son action : il prenait de loin ses précautions pour ne pas paraître en contradiction avec un témoignage qu'il croyait détruit, mais qui en fin de compte pouvait ne pas l'être. Ce qu'il y a de plus extraordinaire c'est l'existence même de cette authentique : telles choses peuvent être confiées verbalement à un homme ; mais on ne les écrit jamais. Du reste l'authentique, si véritablement elle existe (doute que je me plais à répéter), n'apprendrait rien de nouveau, ce ne serait qu'une redondance de fait, qu'une superfétation, curieuse puisque après tout le meurtre est avoué par Napoléon. seulement elle démontrerait aux aveugles ce qu'il faut penser des assertions impériales ; les hommes d'Etat qui font consister le mérite dans la duplicité, sauront à quel degré on descend en poussant jusqu'au bout le mensonge.

Il semblerait que les témoins auriculaires de la lecture du Testament de Sainte-Hélène, n'auraient point entendu la déclaration au sujet de la catastrophe de Vincennes. J'ai une copie exacte de ce Testament, comme tous les Ministres de mon époque : écrite d'une manière égale d'un bout à l'autre, on ne peut remarquer dans cette copie ces variétés d'encre et d'écriture qui existent dans le texte déposé aux Archives de Londres. Dans ce texte l'aveu du meurtre de la victime est intercalé et d'un caractère plus fin que le reste de la pièce : Napoléon n'a pas eu le front d'insulter les vivants qui l'écoutaient, il s'est contenté de manquer à la postérité : elle lui répliquera ; mais il ne sera pas là pour l'entendre.

J'ignore ce que diront les adulateurs ; toutefois il est possible de le deviner : ils se jetteront sur les dangers que courait Bonaparte. " On l'avait mis, s'écrieront-ils, dans le cas de la défense personnelle : la mort du duc d'Enghien n'était qu'une représaille derrière laquelle Napoléon a été forcé de se réfugier : Georges et ses amis n'étaient-ils pas arrivés afin de tuer le premier Consul ? Pichegru et Moreau excités par Holyrood n'étaient-ils pas entrés dans des conjurations ? Ce n'est donc pas Bonaparte qui a attaqué les Bourbons ; il n'a fait que les repousser. Si un innocent a péri pour des coupables, c'est un accident malheureux, mais cet accident est plusieurs fois arrivé et cela n'a pas empêché le monde de marcher. "

Je n'opposerai pas la morale de nos anciens Princes à ces prétextes de servilité : on ne croit pas à la morale, et c'est parce qu'on n'y croit pas qu'on se vante d'être les hommes supérieurs du fait. Je ne dirai point que des propositions d'assassinat contre Napoléon furent développées à Londres devant les Bourbons, qu'ils les rejetèrent, notamment la famille des Condés : on en peut voir le récit dans mon histoire de la mort du duc de Berry. Vous venez de lire dans l'interrogatoire du duc d'Enghien cette phrase que le soldat prononça avec indignation. " Je n'ai point eu de communication avec Pichegru ; je sais qu'il a désiré me voir ; je me loue de ne l'avoir point connu d'après les vils moyens dont on dit qu'il a voulu se servir, s'ils sont vrais. " Cette déclaration magnanime sortait de la bouche du duc d'Enghien au moment où, sans le savoir, il était sentencié d'avance. Cromwell se croyant en péril s'y prit d'une autre façon que Bonaparte : son ambassadeur à La Haye déclara que si Charles II voulait jouer aux poignards, Cromwell acceptait la partie, et que si l'on pouvait payer un bras pour frapper le Protecteur, le Protecteur en avait mille pour frapper le Prétendant : cette déclaration mit fin à tout.

Il y en a qui ricanant à la vertu, admirent la précision avec laquelle le guet-apens de Vincennes fut réglé et exécuté : mon admiration remonte plus haut, elle va jusqu'au génie de Bonaparte ; je croirais l'insulter en m'extasiant sur l'adresse du fourbe ou du meurtrier. Je répondrai comme Voltaire à la naïveté de certains sentiments : " pouah ! " on pourrait admettre que le meurtre du duc de Guise à Blois, fut conduit avec entente, en raison de la puissance du Prince et de la faiblesse du Roi : mais que déjà dominateur de l'Europe, on aille saisir chez un petit Electeur un pauvre jeune homme oublié, sans défenseur, sans appui, le dernier de sa race, n'ayant ni prétention, ni droit au trône, ce n'est pas de l'habileté : chacun peut trouver le mot. Annibal redemandé à Prusias, dit : " Délivrons les Romains de la terreur que leur inspire un vieillard dont ils n'osent même pas attendre la mort. "

Plus ingénieux que les fanatiques de Napoléon, je leur fournirai, au sujet du duc d'Enghien, des probabilités auxquelles ils n'ont peut-être pas pensé.

Qui put aveugler Bonaparte sur sa faute ? des illusions : il faut convenir qu'elles étaient grandes. Il n'eut pas plutôt tué le duc d'Enghien que les journaux de la France se remplirent d'actions de grâces. Le nom de la victime à peine prononcé une ou deux fois sans commentaires, est absorbé dans des concerts d'admiration. Des hommes d'un grand nom ou d'un haut rang scientifique, ne craignirent pas de louer le dépêchement du Prince, Fourcroy à la clôture de la session du Corps législatif, parlait des membres de cette famille dénaturée qui auraient voulu noyer la France dans son sang pour pouvoir régner sur elle ; mais, s'ils osaient souiller de leur présence notre sol, la volonté du peuple français est qu'ils y trouvent la mort ! L'archevêque de Cambrai, M. de Rohan, s'écriait de sa verve domestique : " un chien enragé entre dans mon parc et je le tue ". Le prince Primat s'exprimait avec le même dévouement. Napoléon ne dut-il pas être persuadé de son innocence, quand le chef même de l'Eglise, le vénérable Pie VII, le marqua de l'onction royale ? Mais par un prodigieux dessein de la Providence, ce fut l'ingrat Couronné qu'elle chargea de punir le Prêtre surpris : Napoléon dépouilla de ses Etats, et retint prisonnier le Pontife qui avait osé lui mettre à la main le sceptre de saint Louis, sur le corps palpitant du duc d'Enghien.

Enfin Napoléon peut avoir cru que sa conduite n'était pas si étrange, puisqu'elle lui semblait justifiée par une multitude d'exemples : le comte d'Anjou devenu Roi de Naples, argumentant de sa souveraineté émanée du Saint Siège et de la raison d'Etat, fit trancher la tête à Conradin, héritier légitime de la Maison de Souabe dont lui, comte d'Anjou, usurpait la Couronne. L'histoire surtout l'histoire de France et d'Angleterre (témoins Essex, Biron, Strafford, Montmorency, Charles Ier, Louis XVI) est remplie de ces exécutions iniques ou équitables, légales ou illégales, traitées d'assassinats ou de punitions méritées, selon les diverses opinions. La Terreur même s'est autorisée des lois ; ses partisans soutiennent encore qu'elle a disposé compétemment de plusieurs milliers de vies, y compris celle de mon frère et la mienne, si j'avais été arrêté, puisque lui et moi nous avions porté les armes contre le gouvernement français d'alors. Alexandre ne tua-t-il pas Clitus ? ne fit-il pas mettre à mort Philotas et Parmenon ? Qui grattera le tableau de la bataille d'Arbelles, pour trouver sur la toile et sous la couleur la cage de fer de Callisthènes ?

S'il était jamais possible de capituler au sujet de l'équité ; si l'on pouvait étouffer son indignation, se séparer de ses entrailles, s'associer à la froideur des jugements prononcés hors de la présence des faits et dans l'éloignement des années, on pourrait dire qu'à la distance où nous sommes placés, la mort du duc d'Enghien semble avoir changé de nature ; elle ne parait plus qu'un de ces crimes de siècle, qu'un de ces forfaits qui dans les transformations sociales, tiennent plus aux choses qu'aux hommes, qu'un de ces tragiques épisodes du combat sans quartier que se livrent le passé et l'avenir. Dans les balancements et le contrepoids de la société générale, les abominations de la Convention étaient chargées de combattre les horreurs de la St-Barthélemy, la renommée d'Austerlitz d'immoler celle de Rocroi : il n'y avait que Bonaparte capable et digne de tuer la race des Condés. Mais il porta toute sa vie le poids de cette fatalité. La preuve qu'il abhorrait son action, attachée comme un boulet au pied de sa fortune, c'est qu'il en parlait et la vantait sans cesse. Jusque dans son testament, dicté loin des passions politiques et lorsqu'il allait mourir, son orgueil gémissant s'applaudissait du meurtre qu'il se reprochait. Il voulait rendre les générations futures perplexes dans leur jugement, par l'outrecuidance d'une déclaration effroyable ; au lieu de verser le repentir sur le meurtre afin de l'effacer, le despote, fidèle à son instinct, prétendait laisser après lui son crime pour dominer et violenter l'avenir : inutiles efforts ! Le Caïn de la gloire en acceptant la tache de sang, croyait en vain la faire disparaître ; son consentement ne la rendait que plus vive, et il en restait marqué en expiation du sang qu'il avait versé.

En mentionnant, comme l'ordonne l'histoire les vérités de fait et de raisonnement à la décharge de l'accusé, en exposant les circonstances atténuantes, donnons-nous garde de tomber dans me impassibilité machinale et d'affaiblir la haine que le mal doit toujours inspirer.

Des capacités prétendues dominantes, qui ne sont que des capacités inférieures, malfaisantes, sophistiques, matérielles et privées du sens moral, s'enthousiasment des forfaits de la Convention ; elles seraient disposées, tel cas échéant, à les reproduire ; elles ne s'aperçoivent pas que ces crimes, cessant d'être aujourd'hui des originaux diaboliques, ne seraient que d'exécrables copies sans puissance, parce que la fièvre et la passion qui les animèrent sont éteintes et ne les soutiendraient plus.


Dîner à Royal-Lodge


Londres, d'avril à septembre 1822.


Le post-scriptum , d'une dépêche adressée par moi à M. le vicomte de Montmorency sous la date du 7 juin, porte ce qui suit :


J'arrive de Royal-Lodge. Le Roi m'a comblé de bonté ; il ne m'a point envoyé coucher à une maison de campagne voisine, comme le reste de ses hôtes ; il a voulu me garder chez lui. Au dessert, quand les femmes se sont retirées, il m'a fait asseoir à ses côtés et, pendant deux heures, il m'a conté l'histoire de la Restauration, me parlant sans cesse du Roi avec l'amitié la plus vraie. Il n'a pas voulu me retenir à cause de mon courrier, mais il m'a fait lui promettre de revenir le voir ; ce sont ses obligeantes paroles.

Royal-Lodge n'est point le château de Windsor ; c'est un véritable cottage placé dans un coin du parc à l'entrée de la forêt.


Thy forest, Windsor ! and thy green retreates.

At once the monarch's and the muse's seat . (Pope.)


" Tes forêts, Windsor ! et tes verdoyantes retraites sont à la fois le siège du monarque et des muses. "


Je suis arrivé demi-heure avant le dîner. J'ai trouvé une compagnie choisie : les lords de service, le duc Wellington, le marquis de Londonderry, lord Harrowby et ses filles, lord Bathurst et ses filles, lady Gwidir, les jeunes ladies Conyngham avec leur mère, enfin lord Clanwilliam, l'homme le plus à la mode du jour et réputé mal à propos fils du duc de Richelieu mort il n'y a pas encore un mois. Nous nous sommes promenés dans le jardin : le Roi n'a paru qu'au dîner servi à sept heures.

George IV n'est plus le prince de ses belles gravures, mais il est encore d'une grande élégance : quoiqu'il soit un peu gros et qu'il marche avec difficulté à cause de la goutte, j'ai été frappé de son air de santé et presque de jeunesse ; il parle français avec un léger accent fort agréable ; il dit je cré pour je crois, si fait pour oui , dans toute la négligence affectée de l'ancienne prononciation de cour. Il se pique d'avoir les manières d'autrefois et de conserver la tradition de la meilleure compagnie. Après la conversation politique obligée, il m'a conté l'histoire de la haute société de France, la généalogie des familles, les faiblesses de toutes les aïeules, mères et filles. Il m'a fait le portrait du duc d'Orléans (Egalité) et du duc de Lauzun. Il niait quelques-unes des aventures de ce dernier ; il en confirmait quelques autres. En tout, il voulait paraître le gentilhomme français par excellence, descendre en ligne droite du comte de Gramont.


... Ne chanson ne balade

Onc ne rima sans hannap de bon vin .


S'il avait pu lire dans ma pensée, il aurait vu que je l'étudiais, non comme un modèle de bon goût du dernier siècle, mais comme un type de rois qui sera brisé dans sa personne.

" Je ne vous ai point rencontré, m'a-t-il dit, pendant votre émigration en Angleterre ; j'ai été plus heureux avec vos nobles amis. - Sire, ai-je répondu, je n'étais pas de la riche émigration de l'ouest, j'étais un pauvre émigré de l'est cheminant à pied dans les prairies d'Hamsteadt ou le long de la Tamise vers Chelsea. Moi, sire, j'ai souvent vu le prince de Galles, lorsque, brillant héritier d'une des plus puissantes monarchies du monde, il passait chargé de couronnes, en attendant celle que vous portez. Comment m'eussiez-vous aperçu dans la foule ? Vous êtes devenu roi, je suis devenu ambassadeur ; je voudrais occuper ma place aussi bien que Votre Majesté remplit la sienne. "

George IV (nous étions à table) a gracieusement porté ma santé avec un verre de vin de Malaga qu'il tenait à la main. Je me suis donné garde de lui dire qu'un jour, devant moi, on l'avait sifflé outrageusement, lorsque la princesse de Galles montrait au peuple la petite princesse Charlotte : ce qui n'empêche pas le prince de Galles si honni d'être un roi d'Angleterre fort populaire.

" J'ai bien peur, Sire, ai-je ajouté, d'être plus étranger à mes grandeurs que vous ne l'êtes aux vôtres. Quand Votre Majesté m'a honoré de son souvenir, j'étais occupé du commencement de ma carrière diplomatique, du déchiffrement des dépêches d'une ambassade volontaire chez un prince Huron, votre fidèle sujet au Canada, lequel prince vit peut-être encore ; jugez si j'étais préparé à me présenter à votre cour. "

Les dames sont rentrées, les jeunes ladies ont valsé au piano devant le Roi ; j'ai causé avec la marquise de Conyngham, excellente femme, forty fatty (de la quarantaine et grasse). George IV n'a pas les goûts qui justifient le proverbe : à vieux boeuf sonnette neuve . Dans sa place, j'aurais préféré miss Conyngham à sa mère, et sans contredit, puisque je suis en train de proverbes, c'était la plus belle rose de son chapeau . La marquise de Conyngham, en m'exhibant les raretés de son hôtel à Londres, me montrait une toilette de porcelaine de Sèvres laquelle me disait-elle naïvement, provenait de la vente des meubles de madame du Barry.

Le Roi s'est retiré à minuit. Je n'ai vu ni valets, ni huissiers, ni gardes, ni gentilshommes de la chambre, ni officiers de la garde-robe et de la bouche. Une servante, Maid , m'a conduit dans une petite chambre où il y avait pour tout meuble un lit, une table, un pot à l'eau, des serviettes blanches et deux bougies éteintes sur la cheminée. La servante en a rallumé une en entrant. Cette simplicité chez le roi d'Angleterre m'a rappelé celle que j'avais remarquée chez le président des Etats-Unis, et pourtant George IV n'est pas Washington.

Edouard III, voulant donner des fêtes à Alix de Salisbury, répara la château de Windsor " que le roi Arthur , dit Froissard, fit jadis faire et fonder là où premièrement fut commencée la noble table ronde dont tant de vaillants hommes et chevaliers sortirent et travaillèrent en armes et en prouesses par tout le monde ". Edouard ajouta au château une chapelle dédiée à Saint-Georges à l'occasion de l'ordre de la Jarretière, " qui parut aux chevaliers une chose moult honorable où tout autour se nourrirait . " II y a aussi loin de cette Angleterre à celle d'aujourd'hui, que de mes années chez les sauvages à mes années de Royal-Lodge.

Au lever du jour, j'ai quitté Windsor : rentré à Londres, j'expédie mon courrier à Paris et je retourne au Canada. Quel merveilleux char pour courir d'un bout du monde à l'autre que celui de la pensée !