Mme Récamier. - Enfance de Mme Récamier. - Jeunesse de Mme Récamier. - Mme de Staël. - Voyage de Mme Récamier en Angleterre. - Premier voyage de Mme de Staël en Allemagne. Mme Récamier à Paris. - Projets des généraux. - Portrait de Bernadotte. - Procès de Moreau. - Lettres de Moreau et de Masséna à Mme Récamier. - Mort de M. Necker. - Retour de Mme de Staël. - Mme Récamier à Coppet. - Le Prince Auguste de Prusse. - Mme de Genlis. - Second voyage de Mme de Staël en Allemagne. - Château de Chaumont. - Lettre de Mme de Staël à Bonaparte. - Mme Récamier et M. de Montmorency sont exilés. - Mme Récamier à Châlons. - Mme Récamier à Lyon. Mme de Chevreuse. - Prisonniers Espagnols. - Mme Récamier à Rome. - Albano. - Canova. - Ses lettres. - Le pécheur d'Albano. - Mme Récamier à Naples. - Le duc de Rohan-Chabot. - Murat. - Ses lettres. - Mme Récamier revient en France. - Lettre de Mme de Genlis. - Lettres de Benjamin Constant. - Retour de Bonaparte. - Articles de Benjamin Constant. - Mme de Krüdner. - Le duc de Wellington. - Je retrouve Mme Récamier. - Mort de Mme de Staël. - L'Abbaye-aux-Bois.
Madame Récamier.
Avant de passer à l'ambassade de Rome, à cette Italie, le rêve de mes jours ; avant de continuer mon récit, je dois parler d'une femme qu'on ne perdra plus de vue jusqu'à la fin de ces Mémoires . Une correspondance va s'ouvrir de Rome à Paris entre elle et moi : il faut donc savoir à qui j'écris, comment et à quelle époque j'ai connu Madame Récamier. Elle rencontra aux divers rangs de la société les personnages plus ou moins célèbres engagés sur la scène du monde ; tous lui ont rendu un culte ; sa beauté mêle son existence idéale aux faits matériels de notre histoire ; lumière sereine éclairant un tableau d'orage. Revenons encore sur des temps écoulés ; essayons à la clarté de mon couchant, de dessiner un portrait sur le ciel, où ma nuit qui s'approche va bientôt répandre ses ombres.
Une lettre publiée dans le Mercure , après ma rentrée en France, en 1800, avait frappé Madame de Staël. Je n'étais pas encore rayé de la liste des émigrés ; Atala me tira de mon obscurité, Madame Bacciochi (Elisa Bonaparte), à la prière de Monsieur de Fontanes, sollicita et obtint du premier consul ma radiation. Ce fut Christian de Lamoignon qui me présenta à Madame Récamier ; elle demeurait dans son élégante maison de la rue du Mont-Blanc. Au sortir de mes bois et de l'obscurité de ma vie, j'étais encore tout sauvage ; j'osai à peine lever les yeux sur une femme, entourée d'adorateurs, placée si loin de moi par sa renommée et sa beauté.
Environ un mois après, j'étais un matin chez Madame de Staël ; elle m'avait reçu à sa toilette ; elle se laissait habiller par Mlle Olive, tandis qu'elle causait en roulant dans ses doigts une petite branche verte : entre tout à coup Madame Récamier vêtue d'une robe blanche ; elle s'assit au milieu d'un sofa de soie bleue ; Madame de Staël restée debout continua sa conversation fort animée et parlait avec éloquence ; je répondais à peine les yeux attachés sur Madame Récamier. Je me demandais si je voyais un portrait de la candeur ou de la volupté. Je n'avais jamais inventé rien de pareil et plus que jamais je fus découragé ; mon amoureuse admiration se changea en humeur contre ma personne. Je crois que je priai le ciel de vieillir cet ange, de lui retirer un peu de sa divinité, pour mettre entre nous moins de distance. Quand je rêvais ma Sylphide, je me donnais toutes les perfections pour lui plaire ; quand je pensais à Madame Récamier je lui ôtais des charmes pour la rapprocher de moi : il était clair que j'aimais la réalité plus que le songe.
Madame Récamier sortit et je ne la revis plus que douze ans après.
Douze ans ! Quelle puissance ennemie coupe et gaspille ainsi nos jours, les prodigue ironiquement à toutes les indifférences appelées attachements, à toutes les misères surnommées félicités ! Puis par une autre dérision, quand elle en a flétri et dépensé la partie la plus précieuse, elle nous ramène au point du départ de nos courses. Et comment nous y ramène-t-elle ? L'esprit obsédé des idées étrangères, des fantômes importuns, des sentiments trompés ou incomplets d'un monde qui ne nous a laissé rien d'heureux. Ces idées, ces fantômes, ces sentiments s'interposent entre nous et le bonheur que nous pourrions encore goûter. Nous revenons le coeur souffrant de regrets, désolés de ces erreurs de jeunesse, si pénibles au souvenir dans la pudeur des années. Voilà comme je revins après être allé à Rome, en Syrie ; après avoir vu passer l'Empire, après être devenu l'homme du bruit, après avoir cessé d'être l'homme du silence et de l'oubli, tel que je l'étais encore, quand je vis pour la première fois Madame Récamier.
Qu'avait-elle fait ? Quelle avait été sa vie ?
Je n'ai point connu la plus grande partie de l'existence à la fois éclatante et retirée dont je vais vous entretenir : force m'est donc de recourir à des autorités différentes de la mienne, mais elles seront irrécusables. D'abord Madame Récamier m'a raconté des faits dont elle a été témoin, et m'a communiqué des lettres précieuses. Elle a écrit sur ce qu'elle a vu des notes dont elle m'a permis de consulter le texte et trop rarement de le citer. Ensuite Madame de Staël dans sa correspondance, Benjamin Constant dans des souvenirs les uns imprimés, les autres manuscrits, Monsieur Ballanche dans une notice [sur notre commune amie, Madame la duchesse d'Abrantès dans ses esquisses, Madame de Genlis dans les siennes] , ont abondamment fourni les matériaux de ma narration. Je n'ai fait que nouer les uns aux autres tant de beaux noms, en remplissant les vides par mon récit quand quelques anneaux de la chaîne des événements étaient sautés ou rompus.
Montaigne dit que les hommes vont béant aux choses futures : j'ai la manie de béer aux choses passées. Tout est plaisir surtout lorsque l'on tourne les yeux sur les premières années de ceux que l'on chérit : on allonge une vie aimée ; on étend l'affection que l'on ressent sur des jours que l'on a ignorés et que l'on ressuscite ; on embellit ce qui fut, de ce qui est, on recompose de la jeunesse : de plus on est sans crainte, puisqu'on a pour soi l'expérience ; par les qualités que l'on a découvertes, on sait qu'un attachement commencé dans la saison printanière, n'aurait fait aucun usage de ses ailes et ne se serait pas flétri dès son matin.
Enfance de Madame Récamier.
J'ai vu à Lyon le Jardin des Plantes établi dans les jardins en amphithéâtre de l'ancienne Abbaye de la Déserte , maintenant abattue : le Rhône et la Saône sont à vos pieds ; au loin s'élève la plus haute montagne de l'Europe, première colonne milliaire de l'Italie, avec son écriteau blanc au-dessus des nuages.
Madame Récamier fut mise dans cette abbaye ; elle y passa son enfance derrière une grille qui ne s'ouvrait sur l'église extérieure qu'à l'élévation de la messe. Alors on apercevait dans la chapelle intérieure du couvent de jeunes filles prosternées. La fête de l'abbesse était la fête principale de la communauté ; la plus belle des pensionnaires, faisait le compliment d'usage : sa parure était ajustée, sa chevelure nattée, sa tête voilée et couronnée des mains de ses compagnes ; et tout cela en silence, car l'heure du lever était une de celles qu'on appelait du grand silence dans les monastères. Il va de suite que Juliette avait les honneurs de la journée.
Son père et sa mère s'étant établis à Paris, rappelèrent leur enfant auprès d'eux. Sur des brouillons écrits par Madame Récamier je recueille cette note :
" La veille du jour où ma tante devait venir me chercher, je fus conduite dans la chambre de Madame l'abbesse pour recevoir sa bénédiction. Le lendemain, baignée de larmes, je venais de franchir la porte que je ne me souvenais pas d'avoir vu s'ouvrir pour me laisser entrer, je me trouvai dans une voiture avec ma tante, et nous partîmes pour Paris.
" Je quitte à regret une époque si calme et si pure pour entrer dans celle des agitations. Elle me revient quelquefois comme dans un vague et doux rêve avec ses nuages d'encens, ses cérémonies infinies, ses processions dans les jardins, ses chants et ses fleurs. "
Ces heures sorties d'un pieux désert, se reposent maintenant dans une autre solitude religieuse, sans avoir rien perdu de leur fraîcheur et de leur harmonie.
Jeunesse de Madame Récamier.
Benjamin Constant, l'homme qui a eu le plus d'esprit après Voltaire, cherche à donner ainsi une idée de la première jeunesse de Madame Récamier : il a puisé dans le modèle dont il prétendait retracer les traits, une grâce qui ne lui était pas naturelle ; le peintre était amoureux.
Récit de Benjamin Constant.
" Parmi les femmes de notre époque, dit-il, que des avantages de figure, d'esprit ou de caractère ont rendues célèbres, il en est une que je veux peindre. Sa beauté l'a d'abord fait admirer ; son âme s'est ensuite fait connaître, et son âme a encore paru supérieure à sa beauté. L'habitude de la société a fourni à son esprit le moyen de se déployer et son esprit n'est resté au-dessous ni de sa beauté, ni de son âme.
" A peine âgée de treize ans, mariée à un homme qui, occupé d'affaires immenses, ne pouvait guider son extrême jeunesse, Madame Récamier se trouva presque entièrement livrée à elle-même dans un pays qui était encore un chaos.
" Plusieurs femmes de la même époque ont rempli l'Europe de leurs diverses célébrités. La plupart ont payé le tribut à leur siècle, les unes par des amours sans délicatesse, les autres par de coupables condescendances envers les tyrannies successives.
" Celle que je peins sortit brillante et pure de cette atmosphère qui flétrissait ce qu'elle ne corrompait pas. L'enfance fut d'abord pour elle une sauvegarde, tant l'auteur de ce bel ouvrage faisait tourner tout à son profit. Eloignée du monde, dans une solitude embellie par les arts, elle se faisait une douce occupation de ces études charmantes et poétiques qui restent le charme d'un autre âge.
" Souvent aussi entourée de jeunes compagnes de son âge, elle se livrait avec elles à des jeux bruyants. Svelte et légère, elle les devançait à la course ; elle couvrait d'un bandeau ses yeux qui devaient un jour pénétrer toutes les âmes. Son regard aujourd'hui si expressif et si profond, et qui semble nous révéler des mystères qu'elle-même ne connaît pas, n'étincelait alors que d'une gaieté vive et folâtre. Ses beaux cheveux qui ne peuvent se détacher sans nous remplir de trouble, tombaient alors sans danger pour personne sur ses blanches épaules. Un rire éclatant et prolongé interrompait souvent ses conversations enfantines ; mais déjà, l'on eût pu remarquer en elle cette observation fine et rapide qui saisit le ridicule, cette malignité douce qui s'en amuse, sans jamais blesser et surtout ce sentiment exquis d'élégance, de pureté, de bon goût, véritable noblesse native dont les titres sont empreints sur les êtres privilégiés.
" Le grand monde d'alors était trop contraire à sa nature pour qu'elle ne préférât pas la retraite. On ne la vit jamais dans les maisons ouvertes à tout venant, seules réunions possibles quand toute société fermée eût été suspecte ; où toutes les classes se précipitaient parce qu'on pouvait y parler sans rien dire, s'y rencontrer sans se compromettre, où le mauvais ton tenait lieu d'esprit et le désordre de gaieté. On ne la vit jamais à cette cour du Directoire où le pouvoir était tout à la fois terrible et familier et inspirait la crainte sans échapper au mépris.
" Cependant Madame Récamier sortait quelquefois de sa retraite pour aller au spectacle ou dans les promenades publiques, et, dans ces lieux fréquentés par tous, ces rares apparitions étaient de véritables événements. Tout autre but de ces réunions immenses était oublié et chacun s'élançait sur son passage. L'homme assez heureux pour la conduire avait à surmonter l'admiration comme un obstacle. Ses pas étaient à chaque instant ralentis par les spectateurs pressés autour d'elle ; elle jouissait de ce succès avec la gaieté d'un enfant et la timidité d'une jeune fille ; mais la dignité gracieuse qui dans sa retraite la distinguait de ses jeunes amies, contenait au dehors la foule effervescente. On eût dit qu'elle régnait également par sa seule présence sur ses compagnes et sur le public. Ainsi se passèrent les premières années du mariage de Madame Récamier, entre des occupations poétiques, des jeux enfantins dans la retraite et de courtes et brillantes apparitions dans le monde. "
Interrompant le récit de l'auteur d' Adolphe , je dirai que dans cette société succédant à la Terreur, tout le monde craignait d'avoir l'air de posséder un foyer. On se rencontrait dans les lieux publics, surtout au Pavillon de Hanovre : quand je vis ce pavillon, il était abandonné comme la salle d'une fête d'hier, ou comme un théâtre dont les acteurs étaient à jamais descendus. Là s'étaient retrouvées des jeunes échappées de prison à qui André Chénier avait fait dire :
Je ne veux point mourir encore .
Madame Récamier avait rencontré Danton allant au supplice, et elle vit après quelques-unes des belles victimes dérobées à des hommes eux-mêmes devenus victimes de leur propre fureur.
Je reviens à mon guide, Benjamin Constant :
" L'esprit de Madame Récamier avait besoin d'un autre aliment. L'instinct du beau lui faisait aimer d'avance, sans les connaître, les hommes distingués par une réputation de talent et de génie.
" Monsieur de la Harpe, l'un des premiers, sut apprécier cette femme qui devait un jour grouper autour d'elle toutes les célébrités de son siècle. Il l'avait rencontrée dans son enfance, il la revit mariée et la conversation de cette jeune personne de quinze ans eut mille attraits pour un homme que son excessif amour-propre et l'habitude des entretiens avec les hommes les plus spirituels de France rendaient fort exigeant et fort difficile.
" Monsieur de la Harpe se dégageait auprès de Madame Récamier de la plupart des défauts qui rendaient son commerce épineux et presque insupportable. Il se plaisait à être son guide : il admirait avec quelle rapidité son esprit suppléait à l'expérience et comprenait tout ce qu'il lui révélait sur le monde et sur les hommes. C'était au moment de cette conversion fameuse que tant de gens ont qualifiée d'hypocrisie. J'ai toujours regardé cette conversion comme sincère. Le sentiment religieux est une faculté inhérente à l'homme ; il est absurde de prétendre que la fraude et le mensonge aient créé cette faculté. On ne met rien dans l'âme humaine que ce que la nature y a mis. Les persécutions, les abus d'autorité en faveur de certains dogmes peuvent nous faire illusion à nous-mêmes et nous révolter contre ce que nous éprouverions, si on ne nous l'imposait pas : mais dès que les causes extérieures ont cessé, nous revenons à notre tendance primitive : quand il n'y a plus de courage à résister, nous ne nous applaudissons plus de notre résistance. Or la révolution ayant ôté ce mérite à l'incrédulité, les hommes que la vanité seule avait rendus incrédules purent devenir religieux de bonne foi.
" Monsieur de la Harpe était de ce nombre ; mais il garda son caractère intolérant et cette disposition amère qui lui faisaient concevoir de nouvelles haines, sans abjurer les anciennes. Toutes ces épines de sa dévotion disparaissaient cependant auprès de Madame Récamier. "
Voici quelques fragments des lettres de Monsieur de la Harpe à Madame Récamier dont Benjamin Constant vient de parler :
" Samedi, 28 septembre.
" Quoi, Madame, vous portez la bonté jusqu'à vouloir honorer d'une visite un pauvre proscrit comme moi ! C'est pour cette fois que je pourrai dire comme les anciens Patriarches, à qui d'ailleurs je ressemble si peu, qu'un ange est venu dans ma demeure . Je sais bien que vous aimez à faire oeuvres de miséricorde ; mais par le temps qui court tout bien est difficile, et celui-là comme les autres. Je dois vous prévenir, à mon grand regret, que venir seule est d'abord impossible pour bien des raisons ; entre autres, qu'avec votre jeunesse et votre figure dont l'éclat vous suivra partout, vous ne sauriez voyager sans une femme de chambre à qui la prudence me défend de confier le secret de ma retraite qui n'est pas à moi seul. Vous n'auriez donc qu'un moyen d'exécuter votre généreuse résolution, ce serait de vous consulter avec Madame de Clermont qui vous amènerait un jour dans son petit castel champêtre, et de là il vous serait très aisé de venir avec elle. Vous êtes faites toutes deux pour vous apprécier et pour vous aimer l'une et l'autre. (...)
" Je fais en ce moment-ci beaucoup de vers. En les faisant je songe souvent que je pourrai les lire un jour à cette belle et charmante Juliette dont l'esprit est aussi fin que le regard, et le goût aussi pur que son âme. Je vous enverrais bien aussi le fragment d' Adonis que vous aimez, quoique devenu un peu profane pour moi ; mais je voudrais la promesse qu'il ne sortira pas de vos mains, quoique vous puissiez le lire aux personnes que vous jugerez dignes de vous entendre lire des vers. (...)
" Adieu Madame, je me laisse aller avec vous à des idées que toute autre que vous trouverait bien extraordinaire d'adresser à une personne de seize ans, mais je sais que vos seize ans ne sont que sur votre figure. "
" Samedi.
" Il y a bien longtemps, Madame, que je n'ai eu le plaisir de causer avec vous, et si vous êtes sûre, comme vous devez l'être que c'est une de mes privations, vous ne m'en ferez pas de reproches. (...)
" Vous avez lu dans mon âme ; vous avez vu que j'y portais le deuil des malheurs publics et celui de mes propres fautes, et j'ai dû sentir que cette triste disposition formait un contraste trop fort avec tout l'éclat qui environne votre âge et vos charmes. Je crains même qu'il ne se soit fait apercevoir quelquefois dans le peu de moments qu'il m'a été permis de passer avec vous, et je réclame là-dessus votre indulgence. Mais à présent, Madame, que la Providence semble nous montrer de bien près un meilleur avenir, à qui pourrais-je confier mieux qu'à vous la joie que me donnent des espérances si douces et que je crois si prochaines ? Qui tiendra une plus grande place que vous dans les jouissances particulières qui se mêleront à la joie publique ? Je serai alors plus susceptible et moins indigne des douceurs de votre charmante société, et combien je m'estimerai heureux de pouvoir y être encore pour quelque chose ! Si vous daignez mettre le même prix au fruit de mon travail, vous serez toujours la première à qui je m'empresserai d'en faire hommage. Alors plus de contradictions et d'obstacles ; vous me trouverez toujours à vos ordres, et personne, je l'espère, ne pourra me blâmer de cette préférence. Je dirai : - Voilà celle qui dans l'âge des illusions, et avec tous les avantages brillants qui peuvent les excuser, a connu toute la noblesse et la délicatesse des procédés de la plus pure amitié, et au milieu de tous les hommages, s'est souvenue d'un proscrit. Je dirai : - Voilà celle dont j'ai vu croître la jeunesse et les grâces, au milieu d'une corruption générale qui n'a jamais pu les atteindre ; celle dont la raison de seize ans a souvent fait honte à la mienne, et je suis sûr que personne ne sera tenté de me contredire. "
La tristesse des événements, de l'âge et de la religion, cachée sous une expression attendrie et presque amoureuse offre dans ces lettres un singulier mélange de pensée et de style.
Revenons encore au récit de Benjamin Constant :
" Nous arrivons à l'époque où Madame Récamier se vit pour la première fois l'objet d'une passion forte et suivie. Jusqu'alors elle avait reçu des hommages unanimes de la part de tous ceux qui la rencontraient ; mais son genre de vie ne présentait nulle part des centres de réunion où l'on fût sûr de la retrouver. Elle ne recevait jamais chez elle et ne s'était point encore formé de société où l'on pût pénétrer tous les jours pour la voir et essayer de lui plaire.
" Dans l'été de 1799, elle vint habiter le château de Clichy à un quart de lieue de Paris. Un homme célèbre depuis par divers genres de tentatives et de prétentions, et plus célèbre encore par les avantages qu'il a refusés que par les succès qu'il a obtenus, Lucien Bonaparte se fit présenter à elle.
" Il n'avait aspiré jusqu'alors qu'à des conquêtes faciles et n'avait étudié pour les obtenir que les moyens de romans que son peu de connaissance du monde lui représentait comme infaillibles. Il est possible que l'idée de captiver la plus belle femme de son temps l'ait séduit d'abord. Chef d'un parti dans le conseil des Cinq-Cents, frère du premier général du siècle, il fut flatté de réunir dans sa personne les triomphes d'un homme d'Etat et les succès d'un amant.
" Il imagina de recourir à une fiction pour déclarer son amour à Madame Récamier : il supposa une lettre de Roméo à Juliette et l'envoya comme un ouvrage de lui à celle qui portait le même nom. "
Voici cette lettre connue de Benjamin Constant ; au milieu des révolutions qui ont agité le monde réel, il est piquant de voir un Bonaparte s'enfoncer dans le monde des fictions.
Lettre de Roméo à Juliette par l'auteur de la Tribu indienne.
" Venise, 29 juillet.
" Roméo vous écrit, Juliette : si vous refusiez de me lire, vous seriez plus cruelle que nos parents dont les longues querelles viennent enfin de s'apaiser : sans doute ces affreuses querelles ne renaîtront plus. (...) Il y a peu de jours je ne vous connaissais encore que par la renommée. Je vous avais aperçue quelquefois dans les Temples et dans les fêtes ; je savais que vous étiez la plus belle ; mille bouches répétaient vos éloges et vos attraits m'avaient frappé sans m'éblouir. (...) Pourquoi la paix m'a-t-elle livré à votre empire ? La paix ! (...) Elle est dans nos familles ; mais le trouble est dans mon coeur. (...)
" Rappelez-vous ce jour où pour la première fois je vous fus présenté. Nous célébrions dans un banquet nombreux la réconciliation de nos pères. Je revenais du Sénat où les troubles suscités à la République avaient produit une vive impression ; ma tête était remplie de réflexions profondes ; j'arrivai triste et rêveur dans ces jardins de Bedmar où nous étions attendus. (...)
" Vous arrivâtes. Tous alors s'empressaient. Qu'elle est belle ! s'écriait-on. (...) Le hasard ou l'amour me plaça près de vous ; j'entendis votre voix, (...) vos regards, vos sourires fixèrent mon âme attentive ; je fus subjugué ! Je ne pouvais assez admirer vos traits, vos accents, votre silence, vos gestes et cette gracieuse physionomie qu'embellit une douce indifférence. (...) Car vous savez donner des charmes à l'indifférence.
" La foule remplit dans la soirée les jardins de Bedmar. Les importuns, qui sont partout, s'emparèrent de moi. Cette fois je n'eus avec eux ni patience, ni affabilité : ils me tenaient éloigné de vous. (...) Je voulus me rendre compte du trouble qui s'emparait de moi. Je reconnus l'amour et je voulus le maîtriser. (...) Je fus entraîné et je quittai avec vous ce lieu de fête.
" Je vous ai revue depuis ; l'amour a semblé me sourire. (...) Un jour, assise au bord de l'eau, immobile et rêveuse, vous effeuilliez une rose ; seul avec vous, j'ai parlé. (...) J'ai entendu un soupir. (...) Vaine illusions ! (...) Revenu de mon erreur, j'ai vu l'indifférence au front tranquille assise entre nous deux. (...) La passion qui me maîtrise s'exprimait dans mes discours et les vôtres portaient l'aimable et cruelle empreinte de l'enfance et de la plaisanterie. (...) Chaque jour je voudrais vous voir, comme si le trait n'était pas assez fixé dans mon coeur. Les moments où je vous vois seule sont bien rares, et ces jeunes Vénitiens qui vous entourent et qui vous parlent fadeur et galanterie me sont insupportables. (...) Peut-on parler à Juliette comme aux autres femmes ?
" J'ai voulu vous écrire. Vous me connaîtrez, vous ne serez plus incrédule. (...) Mon âme est inquiète ; elle a soif de sentiments. (...) Si l'amour n'a pas ému la vôtre ; si Roméo n'est à vos yeux qu'un homme ordinaire, oh ! je vous en conjure, par les liens que vous m'avez imposés, soyez avec moi sévère par bonté ; ne me souriez plus, ne me parlez plus, repoussez-moi loin de vous. Dites-moi de m'éloigner et si je puis exécuter cet ordre rigoureux, souvenez-vous au moins que Roméo vous aimera toujours ; que personne n'a jamais régné sur lui comme Juliette , et qu'il ne peut plus renoncer à vivre pour elle, au moins par le souvenir. "
Pour un homme de sang-froid, tout cela est un peu moquable : les Bonaparte vivaient de théâtres, de romans et de vers ; la vie de Napoléon lui-même est-elle autre chose qu'un poème ?
Benjamin Constant continue en commentant cette lettre :
" Le style de cette lettre est visiblement imité de tous les romans qui ont peint les passions, depuis Werther jusqu'à la Nouvelle Héloïse . Madame Récamier reconnut facilement à plusieurs circonstances de détail qu'elle-même était l'objet de la déclaration qu'on lui présentait comme une simple lecture. Elle n'était pas assez accoutumée au langage direct de l'amour pour être avertie par l'expérience que tout dans les expressions n'était peut-être pas sincère, mais un instinct juste et sûr l'en avertissait. Elle répondit avec simplicité, avec gaieté même, et montra bien plus d'indifférence que d'inquiétude et de crainte. Il n'en fallut pas davantage pour que Lucien éprouvât réellement la passion qu'il avait d'abord un peu exagérée.
" Les lettres de Lucien deviennent plus vraies, plus éloquentes à mesure qu'il devient plus passionné ; on y voit bien toujours l'ambition des ornements, le besoin de se mettre en attitude, il ne peut s'endormir sans se jeter dans les bras de Morphée . (...) Au milieu de son désespoir, il se décrit livré aux grandes occupations qui l'entourent ; il s'étonne de ce qu'un homme comme lui verse des larmes ; mais dans tout cet alliage de déclamation et de phrases il y a pourtant de l'éloquence, de la sensibilité et de la douleur. Enfin dans une lettre pleine de passion où il écrit à Madame Récamier : " Je ne puis vous haïr, mais je puis me tuer ", il dit tout à coup en réflexion générale : " J'oublie que l'amour ne s'arrache pas, il s'obtient. " Puis il ajoute : " Après la réception de votre billet, j'en ai reçu plusieurs diplomatiques ; j'ai appris une nouvelle que le bruit public vous aura sans doute apprise. Je suis parti dans la nuit. Les félicitations m'entourent, m'étourdissent. (...) On me parle de ce qui n'est pas vous. (...) Que la nature est faible, comparée à l'amour ! "
" Cette nouvelle qui trouvait Lucien insensible était pourtant une nouvelle immense : le débarquement de Bonaparte à son retour d'Egypte.
" Un destin nouveau venait de débarquer avec ses promesses et ses menaces ; le dix-huit brumaire ne devait pas se faire attendre. A peine échappé au danger de cette journée, qui tiendra toujours une si grande place dans l'histoire, Lucien écrivait à Madame Récamier : " Votre image m'est apparue ! (...) Vous auriez eu ma dernière pensée. "
Madame de Staël. - Suite du récit de Benjamin Constant.
" Madame Récamier contracta, avec une femme bien autrement illustre que Monsieur de la Harpe n'était célèbre, une amitié qui devint chaque jour plus intime et qui dure encore.
" Monsieur Necker ayant été rayé de la liste des émigrés, chargea Madame de Staël, sa fille, de vendre une maison qu'il avait à Paris. Monsieur Récamier l'acheta et ce fut une occasion naturelle pour Madame Récamier de voir Madame de Staël.
" La vue de cette femme célèbre la remplit d'abord d'une excessive timidité. La figure de Madame de Staël a été fort discutée. Mais un superbe regard, un sourire doux, une expression habituelle de bienveillance, l'absence de toute affectation minutieuse et de toute réserve gênante, des mots flatteurs, des louanges un peu directes, mais qui semblent échapper à l'enthousiasme, une variété inépuisable de conversation, étonnent, attirent, et lui concilient presque tous ceux qui l'approchent. Je ne connais aucune femme et même aucun homme qui soit plus convaincu de son immense supériorité sur tout le monde et qui fasse moins peser cette conviction sur les autres.
" Rien n'était plus attachant que les entretiens de Madame de Staël et de Madame Récamier. La rapidité de l'une à exprimer mille pensées neuves, la rapidité de la seconde à les saisir et à les juger ; cet esprit mâle et fort qui dévoilait tout, et cet esprit délicat et fin qui comprenait tout ; ces révélations d'un génie exercé, communiquées à une jeune intelligence digne de les recevoir : tout cela formait une réunion qu'il est impossible de peindre sans avoir eu le bonheur d'en être témoin soi-même.
" L'amitié de Madame Récamier pour Madame de Staël se fortifia d'un sentiment qu'elles éprouvaient toutes deux, l'amour filial. Madame Récamier était tendrement attachée à sa mère, femme d'un rare mérite, dont la santé donnait déjà des craintes et que sa fille ne cesse de regretter depuis qu'elle l'a perdue. Madame de Staël avait voué à son père un culte que la mort n'a fait que rendre plus exalté. Toujours entraînante par la manière de s'exprimer, elle le devient surtout encore quand elle parle de lui. Sa voix émue, ses yeux prêts à se mouiller de larmes, la sincérité de son enthousiasme, touchaient l'âme de ceux mêmes qui ne partageaient pas son opinion sur cet homme célèbre. On a fréquemment jeté du ridicule sur les éloges qu'elle lui a donnés dans ses écrits ; mais quand on l'a entendue sur ce sujet, il est impossible d'en faire un objet de moquerie, parce que rien de ce qui est vrai n'est ridicule ".
Les lettres de Corinne à son amie Madame Récamier commencèrent à l'époque rappelée ici par Benjamin Constant ; elles ont un charme qui tient presque de l'amour ; j'en ferai connaître quelques-unes :
Lettres de Madame de Staël à Madame Récamier.
" Coppet, 9 septembre.
" Vous souvenez-vous, belle Juliette , d'une personne que vous avez comblée de marques d'intérêt cet hiver, et qui se flatte de vous engager à redoubler l'hiver prochain ? Comment gouvernez-vous l'empire de la beauté ? On vous l'accorde avec plaisir cet empire, parce que vous êtes éminemment bonne et qu'il semble naturel qu'une âme si douce ait un charmant visage pour l'exprimer. De tous vos adorateurs vous savez que je préfère Adrien de Montmorency. J'ai reçu de ses lettres, remarquables par l'esprit et la grâce, et je crois à la solidité de ses affections, malgré le charme de ses manières. Au reste ce mot de solidité convient à moi qui ne prétends qu'à un rôle bien secondaire dans son coeur. Mais vous qui êtes l'héroïne de tous les sentiments, vous êtes exposée aux grands événements dont on fait les tragédies et les romans. Le mien s'avance au pied des Alpes. J'espère que vous le lirez avec intérêt. Je me plais à cette occupation. En parlant de vos adorateurs je ne parlais pas de Monsieur de Narbonne ; il me semble qu'il s'est rangé parmi les amis. S'il n'en était pas ainsi je n'aurais pu dire que je lui préférais personne. Au milieu de tous ces succès, ce que vous êtes et ce que vous resterez, c'est un ange de pureté et de beauté, et vous aurez le culte des dévots comme celui des mondains. (...)
Avez-vous revu l'auteur d' Atala ? Etes-vous toujours à Clichy ? Enfin je vous demande des détails sur vous. J'aime à savoir ce que vous faites, à me représenter les lieux que vous habitez. Tout n'est-il pas tableau dans les souvenirs que l'on garde de vous ? Je joins à cet enthousiasme si naturel pour vos rares avantages beaucoup d'attrait pour votre société. Acceptez, je vous prie, avec bienveillance tout ce que je vous offre, et promettez-moi que nous nous verrons souvent l'hiver prochain. "
" Coppet, 30 avril.
" Savez-vous que mes amis, belle Juliette , m'ont un peu flattée de l'idée que vous viendriez ici ? Ne pourriez-vous pas me donner ce grand plaisir ? Le bonheur ne m'a pas gâtée, depuis quelque temps, et ce serait un retour de fortune que votre arrivée qui me donnerait de l'espoir pour tout ce que je désire. Adrien et Mathieu disent qu'ils viendront. Si vous veniez avec eux, un mois de séjour ici suffirait pour vous montrer notre éclatante nature. Mon père dit que vous devriez choisir Coppet pour domicile, et que de là nous ferions nos courses. Mon père est très vif dans le désir de vous voir. Vous savez ce qu'on a dit d'Homère :
Par la voix des vieillards, tu louas la beauté .
" Et indépendamment de cette beauté vous êtes charmante. "
Voyage de Madame Récamier en Angleterre.
Pendant la courte paix d'Amiens, Madame Récamier fit avec sa mère un voyage à Londres. Elle eut des lettres de recommandation du vieux duc de Guignes, ambassadeur en Angleterre trente ans auparavant. Il avait conservé des correspondances avec les femmes les plus brillantes de son temps : la duchesse de Devonshire, lady Melbourne, la marquise de Salisbury, la margrave d'Anspach dont il avait été amoureux. Son ambassade était encore célèbre, son souvenir tout vivant chez ces respectables dames.
Telle est la puissance de la nouveauté en Angleterre, que le lendemain les gazettes furent remplies de l'arrivée de la Beauté étrangère. Madame Récamier reçut les visites de toutes les personnes à qui elle avait envoyé ses lettres. Parmi ces personnes la plus remarquable était la duchesse de Devonshire âgée de quarante-cinq à cinquante ans. Elle était encore à la mode et belle quoique privée d'un oeil qu'elle couvrait d'une boucle de cheveux. La première fois que Madame Récamier parut en public, ce fut avec elle. La duchesse la conduisit à l'Opéra dans sa loge où se trouvaient le Prince de Galles, le duc d'Orléans et ses frères le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais. Les deux premiers devaient devenir rois ; l'un touchait au trône, l'autre en était encore séparé par un abîme. Les lorgnettes et les regards se tournèrent vers la loge de la duchesse. Le Prince de Galles dit à Madame Récamier que si elle ne voulait être étouffée, il fallait sortir avant la fin du spectacle. A peine fut-elle debout que les portes des loges s'ouvrirent précipitamment : elle n'évita rien et fut portée par le flot de la foule jusqu'à sa voiture.
Le lendemain Madame Récamier alla au parc de Kensington accompagnée du marquis de Douglas, duc d'Hamilton, qui depuis a reçu Charles X à Holyrood, et de sa soeur la duchesse de Somerset. La foule se précipitait sur les pas de l'étrangère. Cet effet se renouvela toutes les fois qu'elle se montra en public ; les journaux retentissaient de son nom et son portrait, gravé par Bartolozzi, fut répandu dans toute l'Angleterre. L'auteur d' Antigone (M. Ballanche), ajoute que des vaisseaux le portèrent jusque dans les îles de la Grèce : la beauté retournait aux lieux où l'on avait inventé son image. On a de Madame Récamier une esquisse par David, un portrait en pied par Gérard, un buste par Canova. Le portrait est le chef-d'oeuvre de Gérard ; il est ravissant, mais il ne me plaît pas, parce que j'y reconnais les traits, sans reconnaître l'expression du modèle.
La veille du départ de Madame Récamier, le Prince de Galles et la duchesse de Devonshire lui demandèrent de les recevoir et d'amener chez elle quelques personnes de leur société. Les demandes s'étant multipliées la réunion fut nombreuse. On fit de la musique ; Madame Récamier joua avec le chevalier Marin, premier harpiste de cette époque, des variations sur un thème de Mozart, qui lui était dédié. Les feuilles anglaises furent remplies des détails de cette soirée. Elles remarquèrent l'enthousiasme si gracieux et si animé du Prince de Galles, et son empressement sans partage auprès de la belle étrangère.
Le lendemain elle s'embarqua pour La Haye et mit trois jours à faire une traversée de seize heures. Elle m'a raconté que pendant ces jours mêlés de tempêtes, elle lut le Génie du christianisme ; je lui fus révélé , selon sa bienveillante expression : je reconnais là cette bonté que les vents et la mer ont toujours eue pour moi.
Près de la Haye, elle visita le château du Prince d'Orange, ce prince lui ayant fait promettre d'aller voir cette demeure : il lui écrivit plusieurs lettres, dans lesquelles il parle de ses revers et de l'espoir de les vaincre : Guillaume IV est en effet devenu monarque ; en ce temps-là, on intriguait pour être roi, comme aujourd'hui pour être député ; et ces candidats à la souveraineté, se pressaient aux pieds de Madame Récamier, comme si elle disposait des couronnes.
Ce billet de Bernadotte, qui règne aujourd'hui sur la Suède, termina le voyage de Madame Récamier en Angleterre.
" (...) Les journaux anglais, en calmant mes inquiétudes sur votre santé, m'ont appris les dangers auxquels vous aviez été exposée. J'ai blâmé d'abord le peuple de Londres dans son trop grand empressement ; mais je vous l'avoue, il a été bientôt excusé, car je suis partie intéressée lorsqu'il faut justifier les personnes qui se rendent indiscrètes pour admirer les charmes de votre céleste figure.
" Au milieu de l'éclat qui vous environne et que vous méritez à tant de titres, daignez vous souvenir quelquefois que l'être qui vous est le plus dévoué dans la nature est
" Bernadotte. "
Premier voyage de Madame de Staël en Allemagne. - Madame Récamier à Paris.
Madame de Staël menacée de l'exil, tenta de s'établir à Maffliers, campagne à dix lieues de Paris. Elle accepta la proposition que lui fit Madame Récamier, revenue d'Angleterre, de passer quelques jours à Saint-Brice avec elle ; ensuite elle retourna dans son premier asile. Elle rend compte de ce qui lui arriva alors, dans les Dix années d'exil :
" J'étais à table, dit-elle, avec trois de mes amis dans une salle où l'on voyait le grand chemin et la porte d'entrée. C'était à la fin de septembre à quatre heures : un homme en habit gris, à cheval, s'arrête et sonne ; je fus certaine de mon sort : il me fit demander ; je le reçus dans le jardin. En avançant vers lui, le parfum des fleurs et la beauté du soleil me frappèrent. Les sensations qui nous viennent par les combinaisons de la société sont si différentes de celle de la nature ! Cet homme me dit qu'il était le commandant de la gendarmerie de Versailles. (...) Il me montra une lettre signée de Bonaparte qui portait l'ordre de m'éloigner à quarante lieues de Paris et enjoignait de me faire partir dans les vingt-quatre heures, en me traitant cependant avec tous les égards dus à une femme d'un nom connu... Je répondis à l'officier de gendarmerie que partir dans les vingt-quatre heures convenait à des conscrits, mais non pas à une femme et à des enfants. En conséquence je lui proposai de m'accompagner à Paris où j'avais besoin de trois jours pour faire les arrangements nécessaires à mon voyage. Je montai donc dans ma voiture avec mes enfants et cet officier qu'on avait choisi comme le plus littéraire des gendarmes. En effet il me fit des compliments sur mes écrits. - Vous voyez, lui dis-je, Monsieur, où cela mène d'être une femme d'esprit. Déconseillez-le, je vous prie, aux personnes de votre famille, si vous en avez l'occasion. " J'essayais de me monter par la fierté ; mais je sentais la griffe dans mon coeur.
" Je m'arrêtai quelques instants chez Madame Récamier. Je trouvai le général Junot qui, par dévouement pour elle, promit d'aller le lendemain parler au premier Consul. Il le fit en effet avec la plus grande chaleur. (...)
" La veille du jour qui m'était accordé, Joseph Bonaparte fit encore une tentative.
" Je fus obligée d'attendre la réponse dans une auberge à deux lieues de Paris, n'osant pas rentrer chez moi dans la ville. Un jour se passa sans que cette réponse me parvint. Ne voulant pas attirer l'attention sur moi en restant plus longtemps dans l'auberge où j'étais, je fis le tour des murs de Paris pour en aller chercher une autre, de même à deux lieues de Paris, mais sur une route différente. Cette vie errante à quatre pas de mes amis et de ma demeure, me causait une douleur que je ne puis me rappeler sans frissonner... "
Madame de Staël au lieu de retourner à Coppet partit pour son premier voyage d'Allemagne. A cette époque elle m'écrivit sur la mort de Madame de Beaumont la lettre que j'ai citée dans mon premier voyage de Rome.
Madame Récamier réunissait chez elle à Paris ce qu'il y avait de plus distingué dans les partis opprimés et dans les opinions qui n'avaient pas tout cédé à la victoire. On y voyait les illustrations de l'ancienne monarchie et du nouvel Empire, les Montmorency, les Lafayette, les Sabran, les Lamoignon, les Noailles, les généraux Masséna, Junot, Moreau et Bernadotte ; celui-là destiné à l'exil, celui-ci au trône. Les étrangers illustres, le Prince d'Orange et le Prince de Bavière, le frère de la Reine de Prusse, l'environnaient, comme à Londres le Prince de Galles était fier de porter son châle. L'attrait était si irrésistible qu'Eugène Beauharnais, Murat et les ministres mêmes de l'Empereur allaient à ces réunions.
Bonaparte ne pouvait souffrir le succès, même celui d'une femme, lorsqu'il ne relevait pas de lui. Il disait : " Depuis quand le conseil se tient-il chez Madame Récamier ? "
Projets des généraux. - Portrait de Bernadotte. - Procès de Moreau. - Lettres de Moreau et de Masséna à Madame Récamier.
Je reviens maintenant au récit de Benjamin Constant :
" Depuis longtemps Bonaparte qui s'était emparé du gouvernement marchait ouvertement à la tyrannie. Les partis les plus opposés s'aigrissaient contre lui et tandis que la masse des citoyens se laissait énerver encore par le repos qu'on lui promettait, les Républicains et les Royalistes désiraient un renversement. Monsieur de Montmorency appartenait à ces derniers par sa naissance, ses rapports et ses opinions. Madame Récamier ne tenait à la politique que par son intérêt généreux pour les vaincus de tous les partis. L'indépendance de son caractère l'éloignait de la cour de Napoléon dont elle avait refusé de faire partie. Monsieur de Montmorency imagina de lui confier ses espérances, lui peignit le rétablissement des Bourbons sous des couleurs propres à exciter son enthousiasme et la chargea de rapprocher deux hommes importants alors en France, Bernadotte et Moreau, pour voir s'ils pouvaient se réunir contre Bonaparte. Elle connaissait beaucoup Bernadotte qui depuis est devenu Prince Royal de Suède. Quelque chose de chevaleresque dans la figure, de noble dans ses manières, de très fin dans l'esprit, de déclamatoire dans la conversation, en font un homme remarquable. Courageux dans les combats, hardi dans le propos mais timide dans les actions qui ne sont pas militaires, irrésolu dans tous ses projets : une chose qui le rend très séduisant à la première vue, mais qui en même temps met un obstacle à toute combinaison de plan avec lui, c'est une habitude de haranguer, reste de son éducation révolutionnaire qui ne le quitte pas. Il a parfois des mouvements d'une véritable éloquence ; il le sait, il aime ce genre de succès, et quand il est entré dans le développement de quelque idée générale, tenant à ce qu'il a entendu dans les clubs ou à la tribune, il perd de vue tout ce qui l'occupe et n'est plus qu'un orateur passionné. Tel il a paru en France dans les premières années du règne de Bonaparte, qu'il a toujours haï, et auquel il a toujours été suspect, et tel il s'est encore montré dans ces derniers temps au milieu du bouleversement de l'Europe dont on lui doit toujours l'affranchissement, parce qu'il a rassuré les étrangers en leur montrant un Français prêt à marcher contre le tyran de la France et sachant ne dire que ce qui pouvait influer sur sa nation.
" Tout ce qui offre à une femme le moyen d'exercer sa puissance lui est agréable. Il y avait d'ailleurs dans l'idée de soulever contre le despotisme de Bonaparte des hommes importants par leurs dignités et leur gloire, quelque chose de généreux et de noble qui devait tenter Madame Récamier. Elle se prêta donc au désir de Monsieur de Montmorency. Elle réunit souvent Bernadotte et Moreau chez elle. Moreau hésitait, Bernadotte déclamait. Madame Récamier prenait les discours indécis de Moreau pour un commencement de résolution, et les harangues de Bernadotte comme un signal de renversement de la tyrannie. Les deux généraux de leur côté étaient enchantés de voir leur mécontentement caressé par tant de beauté, d'esprit et de grâce. Il y avait en effet quelque chose de romanesque et de poétique dans cette femme si jeune, si séduisante, leur parlant de la liberté de leur patrie. Bernadotte répétait sans cesse que Madame Récamier était faite pour électriser le monde et pour créer des Séides. "
En remarquant la finesse de cette peinture de Benjamin Constant, il faut dire que Madame Récamier ne serait jamais entrée dans ces intérêts politiques sans l'irritation qu'elle ressentait de l'exil de Madame de Staël. Le futur Roi de Suède avait la liste des généraux qui tenaient encore au parti de l'indépendance ; mais le nom de Moreau n'y était pas ; c'était le seul qu'on pût opposer à celui de Napoléon : seulement Bernadotte ignorait quel était ce Bonaparte dont il attaquait la puissance.
Madame Moreau donna un bal ; toute l'Europe s'y trouva excepté la France ; elle n'y était représentée que par l'opposition républicaine. Pendant cette fête, le général Bernadotte conduisit Madame Récamier dans un petit salon où le bruit de la musique seul les suivit et leur rappelait où ils étaient. Moreau passa dans ce salon ; Bernadotte lui dit après de longues explications : " Avec un nom populaire, le seul parmi nous qui puisse se présenter appuyé de tout un peuple, voyez ce que vous pouvez, ce que nous pouvons guidés par vous ! "
Moreau répéta ce qu'il avait dit souvent : " qu'il sentait le danger dont la liberté était menacée, qu'il fallait surveiller Bonaparte, mais qu'il craignait une guerre civile. "
Cette conversation se prolongeait et s'animait ; Bernadotte s'emporta et dit au général Moreau : " Vous n'osez (pas) prendre la cause de la liberté ; eh bien ! Bonaparte se jouera de la liberté et de vous. Elle périra malgré nos efforts, et vous, vous serez enveloppé dans sa ruine, sans avoir combattu. " Paroles prophétiques !
La mère de Madame Récamier était liée avec Madame Hulot, mère de Madame Moreau, et Madame Récamier avait contracté avec cette dernière une de ces liaisons d'enfance qu'on est heureux de continuer dans le monde. Pendant le procès du Général, Madame Récamier passait sa vie chez Madame Moreau. Celle-ci dit à son amie que son mari se plaignait de ne l'avoir point encore vue parmi le public qui remplissait la salle et le tribunal. Madame Récamier s'arrangea pour assister le lendemain de cette conversation à la séance. Un juge, Monsieur Brillat-Savarin, se chargea. de la faire entrer par une porte particulière qui s'ouvrait sur l'amphithéâtre. En entrant elle leva son voile et parcourut d'un coup d'oeil les rangs des accusés afin d'y trouver Moreau. Il la reconnut, se leva et la salua. Tous les regards se tournèrent vers elle ; elle se hâta de descendre les degrés de l'amphithéâtre pour arriver à la place qui lui était destinée. Les accusés étaient au nombre de quarante-sept ; ils remplissaient les gradins placés en face des juges du tribunal. Chaque accusé était placé entre deux gendarmes : ces soldats montraient au général Moreau de la déférence et du respect.
On remarquait Messieurs de Polignac et de Rivière ; mais surtout Georges Cadoudal. Pichegru (dont le nom restera lié à celui de Moreau), manquait pourtant à côté de lui, ou plutôt on y croyait voir son ombre, car on savait qu'il manquait aussi dans la prison.
Il n'était plus question de Républicains, c'était la fidélité royaliste (excepté Moreau) qui luttait contre le pouvoir nouveau ; toutefois, cette cause de la légitimité et de ses partisans nobles avait pour chef un homme du peuple, Georges Cadoudal. On le voyait là, avec la pensée que cette tête si pieuse, si intrépide allait tomber sur l'échafaud ; que lui seul, peut-être, Cadoudal, ne serait pas sauvé, car il ne ferait rien pour l'être. Il ne défendait que ses amis ; quant à ce qui le regardait particulièrement, il disait tout. Bonaparte ne fut pas aussi généreux qu'on le suppose : onze personnes dévouées à Georges périrent avec lui.
Moreau ne parla point. La séance terminée, le juge qui avait amené Madame Récamier vint la reprendre. Elle traversa le parquet du côté opposé à celui par lequel elle était entrée et longea le banc des accusés. Moreau descendit, suivi de ses deux gendarmes ; il n'était séparé d'elle que par une balustrade : il lui dit quelques paroles que dans son saisissement elle entendit à peine ; en lui répondant sa voix se brisa.
Aujourd'hui que les temps sont changés et que le nom de Bonaparte semble seul les remplir, on n'imagine pas à combien peu encore paraissait tenir sa puissance. La nuit qui précéda la sentence et pendant laquelle le tribunal siégea, tout Paris fut sur pied. Des flots de peuple se portaient au Palais de Justice. Georges ne voulut point de grâce. Il répondit à ceux qui voulaient la demander : " Me promettez-vous une plus belle occasion de mourir ? "
Moreau condamné à la déportation se mit en route pour Cadix d'où il devait passer en Amérique. Madame Moreau alla le rejoindre. Madame Récamier était auprès d'elle au moment de son départ.
Elle la vit embrasser son fils dans son berceau, et la vit revenir sur ses pas pour l'embrasser encore : elle la conduisit à sa voiture et reçut son dernier adieu.
Le général Moreau écrivit de Cadix cette lettre à sa généreuse amie :
" Chiclana (près Cadix), le 12 octobre 1804.
" Madame, vous apprendrez sans doute avec quelque plaisir des nouvelles de deux fugitifs auxquels vous avez témoigné tant d'intérêt. Après avoir essuyé des fatigues de tous genres, sur terre et sur mer, nous espérions nous reposer à Cadix, quand la fièvre jaune, qu'on peut en quelque sorte comparer aux maux que nous venions d'éprouver, est venue nous assiéger dans cette ville.
" Quoique les couches de mon épouse nous aient forcés d'y rester plus d'un mois pendant la maladie, nous avons été assez heureux pour nous préserver de la contagion : un seul de nos gens en a été atteint.
" Enfin nous sommes à Chiclane, très joli village à quelques lieues de Cadix, jouissant d'une bonne santé, et mon épouse en pleine convalescence après m'avoir donné une fille très bien portante.
" Persuadée que vous prendrez autant d'intérêt à cet événement qu'à tout ce qui nous est arrivé, elle me charge de vous en faire part et de la rappeler à votre souvenir.
" Je ne vous parle pas du genre de vie que nous menons, il est excessivement ennuyeux et monotone ; mais au moins nous respirons en liberté, quoique dans le pays de l'Inquisition.
" Je vous prie, Madame, de recevoir l'assurance de mon respectueux attachement et de me croire pour toujours
" Votre très humble et très obéissant serviteur,
" Vr. Moreau. "
Cette lettre est datée de Chiclane, lieu qui sembla promettre avec de la gloire, un règne assuré à Monseigneur le duc d'Angoulême : et pourtant il n'a fait que paraître sur ce bord aussi fatalement que Moreau, qu'on a cru dévoué aux Bourbons : Moreau, au fond de l'âme, était dévoué à la liberté. Lorsqu'il eut le malheur de se joindre à la coalition, il s'agissait uniquement à ses yeux de combattre le despotisme de Bonaparte. Louis XVIII disait à Monsieur de Montmorency qui déplorait la mort de Moreau comme une grande perte pour la couronne : " Pas si grande : Moreau était républicain. "
Ce général ne repassa en Europe que pour trouver le boulet sur lequel son nom avait été gravé par le doigt de Dieu.
Moreau me rappelle un autre illustre capitaine, Masséna : celui-ci allait à l'armée d'Italie ; il demanda à Madame Récamier un ruban blanc de sa parure. Un jour elle reçut ce billet de la main de Masséna :
" Le charmant ruban donné par Madame Récamier a été porté par le général Masséna aux batailles et au blocus de Gênes : il n'a jamais quitté le général, et lui a constamment favorisé la victoire. "
Les antiques moeurs percent à travers les moeurs nouvelles dont elles font la base. La galanterie du chevalier noble se retrouvait dans le soldat plébéien ; le souvenir des Tournois et des Croisades était caché dans ces faits d'armes par qui la France moderne a couronné ses vieilles victoires. Cisher, compagnon de Charlemagne, ne se parait point aux combats des couleurs de sa dame ; il portait, dit le moine de Saint-Gall, sept, huit et même neuf ennemis enfilés à sa lance comme des grenouillettes . Cisher précédait et Masséna suivait la chevalerie.
Mort de Monsieur Necker. - Retour de Madame de Staël. - Madame Récamier à Coppet. - Le prince Auguste de Prusse. - Madame de Genlis.
Madame de Staël apprit à Berlin la maladie de son père ; elle se hâta de revenir, mais Monsieur Necker était mort avant son arrivée en Suisse.
En ce temps-là arriva la ruine de Monsieur Récamier ; Madame de Staël fut bientôt instruite de ce malheureux événement. Elle écrivit sur-le-champ à Madame Récamier son amie :
" Genève, 17 novembre.
" Ah ! ma chère Juliette, quelle douleur j'ai éprouvée par l'affreuse nouvelle que je reçois ! Que je maudis l'exil qui ne me permet pas d'être auprès de vous, de vous serrer contre mon coeur ! Vous avez perdu tout ce qui tient à la facilité, à l'agrément de la vie, mais s'il était possible d'être plus aimée, plus intéressante que vous ne l'étiez, c'est ce qui vous serait arrivé ! Je vais écrire à Monsieur Récamier que je plains et que je respecte. Mais dites-moi, serait-ce un rêve que de vous voir cet hiver ? Si vous vouliez, trois mois passés ici dans un cercle étroit où vous seriez passionnément soignée : mais à Paris aussi vous inspirez ce sentiment. Enfin au moins à Lyon, ou jusqu'à mes quarante lieues j'irai pour vous voir, pour vous embrasser, pour vous dire que je me suis senti pour vous plus de tendresse que pour aucune femme que j'aie jamais connue. Je ne sais rien vous dire comme consolation, si ce n'est que vous serez aimée et considérée plus que jamais et que les admirables traits de votre générosité et de votre bienfaisance seront connus malgré vous, par ce malheur, comme ils ne l'auraient jamais été sans lui. Certainement, en comparant votre situation à ce qu'elle était, vous avez perdu ; mais s'il m'était possible d'envier ce que j'aime, je donnerais bien tout ce que je suis pour être vous. Beauté sans égale en Europe ; réputation sans tache, caractère fier et généreux, quelle fortune de bonheur encore dans cette triste vie où l'on marche si dépouillé ! Chère Juliette, que notre amitié se resserre ; que ce ne soit plus simplement des services généreux qui sont tous venus de vous, mais une correspondance suivie, un besoin réciproque de se confier ses pensées, une vie ensemble, chère Juliette. C'est vous qui me ferez revenir à Paris car vous serez toujours une personne toute-puissante, et nous nous verrons tous les jours, et comme vous êtes plus jeune que moi vous me fermerez les yeux, et mes enfants seront vos amis. Ma fille a pleuré ce matin de mes larmes et des vôtres. Chère Juliette, ce luxe qui vous entourait, c'est nous qui en avons joui ; votre fortune a été la nôtre et je me sens ruinée parce que vous n'êtes plus riche. Croyez-moi, il reste du bonheur quand on s'est fait aimer ainsi. Benjamin veut vous écrire : il est bien ému. Mathieu de Montmorency m'écrit sur vous une lettre bien touchante. Chère amie, que votre coeur soit calme au milieu de ces douleurs. Hélas ! ni la mort, ni l'indifférence de vos amis ne vous menacent, et voilà les blessures éternelles. Adieux, cher ange, adieu ! J'embrasse avec respect votre visage charmant... "
Un intérêt nouveaux se répandit sur Madame Récamier : elle quitta la société sans se plaindre et sembla faite pour la solitude comme pour le monde. Ses amis lui restèrent, et cette fois, a dit Monsieur Ballanche, la fortune se retira seule .
Madame de Staël attira son amie à Coppet. Le prince Auguste de Prusse, fait prisonnier à la bataille d'Eylau, se rendant en Italie, passa par Genève : il devint éperdument amoureux de Madame Récamier. La vie intime et particulière appartenant à chaque homme, continuait son cours sous la vie générale, l'ensanglantement des batailles et la transformation des Empires : le riche à son réveil aperçoit ses lambris dorés, le pauvre ses solives enfumées ; pour les éclairer il n'y a qu'un même rayon de soleil.
Le prince Auguste, croyant que Madame Récamier pourrait consentir au divorce, lui proposa de l'épouser. Bonaparte qui avait connu cette circonstance par des rapports de police, s'en est souvenu à Sainte-Hélène.
On lit dans le Mémorial :
" Dans les causeries du jour, l'Empereur est revenu encore à Madame de Staël, sur laquelle il n'a rien dit de neuf, seulement il a parlé de lettres vues par la police, et dont Madame Récamier et un Prince de Prusse faisaient tous les frais.
" (...) Le Prince, malgré les obstacles que lui opposait son rang, avait conçu la pensée d'épouser l'amie de Madame de Staël. (...) Bien que le jeune Prince fût rappelé à Berlin, l'absence n'altéra point ses sentiments ; il n'en poursuivit pas moins avec ardeur son projet favori ; mais soit préjugé catholique contre le divorce, soit générosité naturelle, Madame Récamier se refusa constamment à cette élévation inattendue. " ( Mémorial de Sainte-Hélène, tome VII ).
Il reste un monument de cette passion dans le tableau de Corinne que le prince obtint de Gérard ; il en fit présent à Madame Récamier comme un immortel souvenir du sentiment qu'elle lui avait inspiré et de l'intime amitié qui unissait Corinne et Juliette . L'été se passa en fêtes : le monde était bouleversé, mais il arrive que le retentissement des catastrophes publiques en se mêlant aux joies de la jeunesse, en redouble le charme ; on se livre d'autant plus vivement aux plaisirs, qu'on se sent près de les perdre.
Madame de Genlis a fait un roman sur cet attachement du Prince Auguste. Je la trouvai un jour dans l'ardeur de la composition. Elle demeurait à l'Arsenal au milieu de livres poudreux, dans un appartement obscur. Elle n'attendait personne ; elle était vêtue d'une robe noire ; ses cheveux blancs offusquaient son visage ; elle tenait une harpe entre ses genoux et sa tête était abattue sur sa poitrine. Appendue aux cordes de l'instrument, elle promenait deux mains pâles et amaigries sur l'un et l'autre côté du réseau sonore dont elle tirait des sons affaiblis, semblables aux voix lointaines et indéfinissables de la mort. Que chantait l'antique Sibylle ? Elle chantait Madame Récamier.
Elle l'avait d'abord haïe, mais dans la suite elle avait été vaincue par la beauté et le malheur. Madame de Genlis venait d'écrire cette page sur Madame Récamier, en lui donnant le nom d'Athénaïs :
" Le prince entra dans le salon conduit par Madame de Staël. Tout à coup la porte s'entr'ouvre, Athénaïs s'avance. A l'élégance de sa taille, à l'éclat éblouissant de sa figure, le prince ne peut la méconnaître, mais il s'était fait d'elle une idée toute différente : il s'était représenté cette femme si célèbre par sa beauté, fière de ses succès, avec un maintien assuré, et cette espèce de confiance que ne donne que trop souvent ce genre de célébrité ; et il voyait une jeune personne timide s'avancer avec embarras et rougir en paraissant. Le plus doux sentiment se mêla à sa surprise.
" Après dîner on ne sortit point à cause de la chaleur excessive ; on descendit dans la galerie pour faire de la musique jusqu'à l'heure de la promenade. Après quelques accords brillants et des sons harmoniques d'une douceur enchanteresse, Athénaïs chanta en s'accompagnant sur la harpe. Le prince l'écoutait avec ravissement... "
Madame de Staël, dans la force de sa vie, aimait Madame Récamier ; Madame de Genlis, dans sa décrépitude, retrouvait pour elle les accents de la jeunesse. L'auteur de Mademoiselle de Clermont plaçait la scène de son roman à Coppet, chez l'auteur de Corinne , rivale qu'elle détestait ; c'était une merveille. Une autre merveille est de me voir écrire ces détails. Je parcours des lettres qui me rappellent des jours heureux où je n'étais pour rien. Il fut du bonheur sans moi, des enchantements étrangers à mon existence aux rivages de Coppet, que je ne vois pas sans un injuste et secret sentiment d'envie. Les choses qui me sont échappées sur la terre, qui m'ont fui, que je regrette, me tueraient, si je ne touchais à ma tombe : mais si près de l'oubli éternel, vérités et songes sont également vains ; au bout de la vie tout est jour perdu.
Second voyage de Madame de Staël en Allemagne.
Madame de Staël partit une seconde fois pour l'Allemagne. Ici recommence une série de lettres à Madame Récamier, peut-être encore plus charmantes que les premières, dont il ne m'est permis de citer que des fragments :
" 2 décembre, Lausanne.
" Chère Juliette, j'étais mille fois plus triste après votre départ qu'en vous disant adieu. Après cinq mois si doux, il semble que l'on a de la peine à être malheureux, et qu'il vous reste encore quelque chaleur comme à ceux qui ont voyagé dans les pays chauds ; mais par degré cette chaleur s'en va et l'absence s'empare de moi. Je vais quitter Benjamin et Auguste. Tous mes liens avec la vie se déchirent. Après votre départ je suis restée à consoler Middleton qui pleurait à sanglots. Je ne serais point du tout étonnée qu'il vous arrivât un de ces jours. Réfléchissez avec bonheur et fierté à cette puissance de plaire que vous possédez si souverainement ; c'est un don plus précieux que l'empire du monde. Il faut un jour l'abdiquer, mais c'est un trésor que vous pourrez placer sur la tête de celui que vous en croirez digne. Racontez-moi votre arrivée, le voyage et votre impression en arrivant à Paris. Quant à moi je n'ai rien à vous dire qu'une peine toujours croissante qui m'oppresse à présent tout à fait le coeur (...)
" Vous savez notre marché : deux lettres de moi pour une de vous. Je ne me soumets qu'à vous aimer deux fois plus. Adieu, cher ange ; je vous serre contre mon coeur. "
" Munich, 20 décembre.
" Chère Juliette, je m'affligeais de n'avoir point de vos nouvelles. Il semble que vos sentiments pour moi me font l'effet d'un beau jour ; bien qu'ils recommencent je crains toujours qu'ils ne finissent. J'ai passé cinq jours ici et je pars pour Vienne dans une heure. Encore trente lieues de plus loin de vous, loin de tout ce qui m'est cher... La cour d'ici était en Italie ; mais toute la société m'a reçue à ravir et m'a parlé de ma belle amie avec admiration. Vous avez une réputation aérienne que rien de vulgaire ne peut atteindre. Le bracelet que vous m'avez donné m'a fait baiser la main un peu plus souvent et je vous renvoie tous les hommages qu'il obtient. "
" 30 avril, Vienne.
" Chère amie, que cette robe m'a touchée ! Je cherchais l'empreinte de votre beauté, de tous les succès de votre prospérité, qui vous rendait moins touchante que votre noble courage. Je la porterai mardi, cette robe, en prenant congé de la Cour. Je dirai à tout le monde que je la tiens de vous, et je verrai tous les hommes soupirer de ce que ce n'est pas vous qui la portez. (...) Le Prince Paul Esterhazy m'a dit qu'il était chez vous tous les soirs pendant son séjour à Paris. Ce prince m'a confié qu'il était fort amoureux de vous et qu'il vous trouvait la plus aimable personne du monde. N'êtes-vous donc pas heureuse de pouvoir à votre gré inspirer un dévouement absolu à qui vous a vue seulement quelques jours ! Je vous l'ai dit souvent, je ne connais rien sur cette terre qui doive autant plaire à l'imagination et même à la sensibilité, car on est toujours sûr ainsi d'être aimé de ce qu'on aime. (...) Il faut qu'il se passe en vous quelque chose d'extraordinaire pour émouvoir à ce point. Je ne voudrais pas que vous devinssiez comme Mathieu (de Montmorency) un ange, mais un ange triste, languissant sur la terre. "
Madame de Staël avait déjà écrit à son amie :
" Mon Dieu que ce château (Coppet) m'a paru triste depuis votre départ. (...)
" Vous êtes dans ma vie au premier rang. (...)
" Je voudrais me promener encore avec vous ; vous protéger contre ces animaux qui vous effrayaient ; vous parler encore de la nature et du ciel ; mais je suis seule avec ces sentiments rêveurs qu'on a tant besoin de communiquer. Parlerai-je encore du fond de l'âme, ou faudra-t-il que je vive et meure seule ? Adieu, ma Juliette ; que le ciel vous bénisse. Continuez à ne plus vivre que par le coeur. Les moissons du succès sont cueillies ; mais aimer est divin. "
Il n'y a rien dans les ouvrages imprimés de Madame de Staël qui approche de ce naturel, de cette éloquence où l'imagination prête son expression aux sentiments. La vertu de l'amitié de Madame Récamier devait être grande, puisqu'elle sut faire produire à une femme de génie, ce qu'il y avait de caché et de non révélé encore dans son talent. On devine au surplus dans l'accent triste de Madame de Staël un déplaisir secret dont la beauté devait être naturellement la confidente ; elle qui ne pouvait jamais recevoir de pareilles blessures.
Château de Chaumont. - Lettre de Madame de Staël à Bonaparte.
Madame de Staël rentrée en France vint au printemps de 1810 habiter le château de Chaumont sur les bords de la Loire, à quarante lieues de Paris, distance déterminée pour le rayon de son bannissement. Madame Récamier la rejoignit dans cette campagne.
Madame de Staël surveillait alors l'impression de son ouvrage sur l'Allemagne. Lorsqu'il fut près de paraître, elle l'envoya à Bonaparte avec cette lettre :
" Sire,
" Je prends la liberté de présenter à Votre Majesté mon ouvrage sur l'Allemagne. Si elle daigne le lire il me semble qu'elle y trouvera la preuve d'un esprit capable de quelques réflexions et que le temps a mûri. Sire, il y a douze ans que je n'ai vu Votre Majesté et que je suis exilée. Douze ans de malheurs modifient tous les caractères, et le destin enseigne la résignation à ceux qui souffrent. Prête à m'embarquer, je supplie Votre Majesté de m'accorder une demi-heure d'entretien. Je crois avoir des choses à lui dire qui pourront l'intéresser, et c'est à ce titre que je la supplie de m'accorder la faveur de lui parler avant mon départ. Je me permettrai une seule chose dans cette lettre : c'est l'explication des motifs qui me forcent à quitter le continent, si je n'obtiens pas de Votre Majesté la permission de vivre dans une campagne assez près de Paris, pour que mes enfants y puissent demeurer. La disgrâce de Votre Majesté jette dans les personnes qui en sont l'objet une telle défaveur en Europe que je ne puis faire un pas sans en rencontrer les effets. Les uns craignent de se compromettre en me voyant, les autres se croient des Romains en triomphant de cette crainte. Les plus simples rapports de la société deviennent des services qu'une âme fière ne peut supporter. Parmi mes amis, il en est qui se sont associés à mon sort avec une admirable générosité ; mais j'ai vu les sentiments les plus intimes se briser contre la nécessité de vivre avec moi dans la solitude, et j'ai passé ma vie depuis huit ans entre la crainte de ne pas obtenir des sacrifices et la douleur d'en être l'objet. Il est peut-être ridicule d'entrer ainsi dans le détail de ses impressions avec le souverain du monde ; mais ce qui vous a donné le monde, Sire, c'est un souverain génie. Et en fait d'observation sur le coeur humain, Votre Majesté comprend depuis les plus vastes ressorts jusqu'aux plus délicats. Mes fils n'ont point de carrière, ma fille a treize ans ; dans peu d'années il faudra l'établir : il y aurait de l'égoïsme à la forcer de vivre dans les insipides séjours où je suis condamnée. Il faudrait donc aussi me séparer d'elle ! Cette vie n'est pas tolérable et je n'y sais aucun remède sur le continent. Quelle ville puis-je choisir où la disgrâce de Votre Majesté ne mette pas un obstacle invincible à l'établissement de mes enfants, comme à mon repos personnel ? Votre Majesté ne sait peut-être pas elle-même la peur que les exilés font à la plupart des autorités de tous les pays et j'aurais dans ce genre des choses à lui raconter qui dépassent sûrement ce qu'elle aurait ordonné. On a dit à votre Majesté que je regrettais Paris à cause du Musée et de Talma : c'est une agréable plaisanterie sur l'exil, c'est-à-dire sur le malheur que Cicéron et Bolingbroke ont déclaré le plus insupportable de tous ; mais quand j'aimerais les chefs-d'oeuvre des arts que la France doit aux conquêtes de Votre Majesté, quand j'aimerais ces belles tragédies images de l'héroïsme, serait-ce à vous, Sire, à m'en blâmer ? Le bonheur de chaque individu ne se compose-t-il pas de la nature de ses facultés, et si le ciel m'a donné du talent, n'ai-je pas l'imagination qui rend les jouissances des arts et de l'esprit nécessaires ? Tant de gens demandent à Votre Majesté des avantages réels de toute espèce ! pourquoi rougirais-je de lui demander l'amitié, la poésie, la musique, les tableaux, toute cette existence idéale dont je puis jouir sans m'écarter de la soumission que je dois au Monarque de la France ? "
Cette lettre inconnue méritait d'être conservée. Madame de Staël n'était pas, ainsi qu'on l'a prétendu, une ennemie aveugle et implacable. Elle ne fut pas plus écoutée que moi lorsque je me vis obligé de m'adresser à Bonaparte pour lui demander la vie de mon cousin Armand. Alexandre et César auraient été touchés de cette lettre d'un ton si haut, écrite par une femme si renommée ; mais la confiance du mérite qui se juge et s'égalise à la domination suprême, cette sorte de familiarité de l'intelligence qui se place au niveau du maître de l'Europe, pour traiter avec lui de couronne à couronne ne parurent à Bonaparte que l'arrogance d'un amour-propre déréglé : il se croyait bravé par tout ce qui avait quelque grandeur indépendante ; la bassesse lui semblait fidélité, la fierté révolte ; il ignorait que le vrai talent ne reconnaît de Napoléons que dans leur génie, nullement dans leur autorité ; qu'il n'admet point de supérieur ; qu'il a ses entrées dans les palais comme dans les temples, parce qu'il est immortel.
Madame Récamier et Monsieur de Montmorency sont exilés. - Madame Récamier à Châlons.
Madame de Staël quitta Chaumont et retourna à Coppet. Madame Récamier s'empressa de nouveau de se rendre auprès d'elle ; Monsieur Mathieu de Montmorency lui resta également dévoué : l'un et l'autre en furent punis ; ils furent frappés de la même peine qu'ils étaient allés consoler. Monsieur de Montmorency avait précédé Madame Récamier de quelques jours.
" Au retour du courrier qui annonçait son arrivée chez moi, dit Madame de Staël, il reçut sa lettre d'exil. - Je poussai des cris de douleur, en apprenant l'infortune que j'avais attirée sur la tête de mon généreux ami. - Dans cet état il m'arrive une lettre de Madame Récamier, de cette belle personne qui a reçu les hommages de l'Europe entière, et qui n'a jamais délaissé un ami malheureux. Elle m'annonçait qu'elle arrivait à Coppet. Je frémis que le sort de Monsieur de Montmorency ne l'atteignit, et j'envoyai un courrier au-devant d'elle, pour la supplier de ne pas venir. Il fallait la savoir à quelques lieues, elle qui m'avait constamment consolée par les soins les plus aimables ; il fallait la savoir là, si près de ma demeure, et qu'il ne me fût pas permis de la voir encore, peut-être pour la dernière fois ! Elle ne voulut pas céder à ma prière. Et ce fut avec des convulsions de larmes que je la vis entrer dans ce château où son arrivée était toujours une fête. Elle partit le lendemain, et se rendit à l'instant chez une de ses parentes à cinquante lieues de la Suisse. Ce fut en vain ; le funeste exil la frappa. Les revers de fortune qu'elle avait éprouvés lui rendirent très pénible la destruction de son établissement naturel. Séparée de ses amis, livrée à tout ce que la solitude peut avoir de plus monotone et de plus triste : voilà le sort que j'ai valu à la personne la plus brillante de son temps. "
Madame Récamier se retira à Châlons-sur-Marne, décidée dans son choix par le voisinage de Montmirail qu'habitaient Messieurs de La Rochefoucauld-Doudeauville. Mille détails de l'oppression de Bonaparte se sont perdus dans la tyrannie générale : les persécutés redoutaient la visite de leurs amis, crainte de les compromettre ; leurs amis n'osaient les chercher, crainte de leur attirer quelque accroissement de rigueur. Le malheureux devenu un pestiféré séquestré du genre humain, demeurait en quarantaine dans la haine du despote. Bien reçu tant qu'on ignorait votre indépendance d'opinion, sitôt qu'elle était connue, tout se retirait ; il ne restait autour de vous que des autorités épiant vos liaisons, vos sentiments, vos correspondances, vos démarches. Tels étaient ces temps de liberté et de bonheur si regrettés.
Pour comprendre les lettres suivantes de Madame de Staël, une courte explication est nécessaire : en écrivant à son amie qu'elle ne désirait pas la voir dans l'appréhension du mal qu'elle lui pourrait apporter, Madame de Staël ne disait pas tout : elle était mariée secrètement avec Monsieur Rocca, d'où résultait une complication d'embarras dont la police impériale, à dessein mal instruite, profitait avec une ignoble joie. Madame Récamier à qui Madame de Staël croyait devoir taire ces nouveaux soucis, s'étonnait à bon droit de l'obstination qu'elle mettait à lui interdire l'entrée de son château de Coppet. Blessée de la résistance de Madame de Staël pour laquelle elle s'était déjà sacrifiée, elle n'en persistait pas moins dans la résolution de partager les dangers de Coppet. Une année entière s'écoula dans cette anxiété. Les lettres de Madame de Staël révèlent les souffrances de cette époque où les talents étaient menacés à chaque instant d'être jetés dans un cachot, ou l'on ne s'occupait que des moyens de s'échapper, où l'on aspirait à la fuite comme à la délivrance, à la terre étrangère comme au sol natal : quand la liberté a disparu, il reste un pays, mais il n'y a plus de patrie.
" Coppet.
" Chère Juliette, je suis si profondément accablée que je crains d'ajouter à votre peine par la mienne. Je ne supporte pas la pensée de votre situation à Châlons. Elle me brise le coeur jour et nuit. J'ai reçu hier une lettre du Prince Auguste, datée de Schaffouse. Il dit que son fol amour l'amène... Je lui ai écrit votre situation et la mienne. (...)
" Donnez-moi des détails sur votre vie, s'il y en a une à l'auberge de Châlons. Je vous écrirai ce que je saurai du Prince. Je vis si seule, à présent, que je ne sais rien que par lettres. Ce grand château de Coppet a tout à fait l'air d'une prison. "
" Coppet.
" (...) J'ai reçu une lettre de Prosper ( Monsieur de Barante ), pleine de grâce et presque de sensibilité. Sa soeur m'a écrit ce mariage où elle a paru en robe traînante avec un voile couronné de fleurs. Il était là celui qui devait être une fois le compagnon de ma vie. On dit qu'il était sérieux : a-t-il alors pensé à moi ? Ah ! je n'avais plus droit à la couronne blanche. Mais vous qui pourriez encore la porter, vous qui pourriez être heureuse, que de choses j'aurais à vous dire, si vous vouliez me croire, et quitter tout à fait le pays qui vous retient. (...) "
" Genève.
" Me voici arrivée dans cette ville où je me suis tant ennuyée, depuis dix années. Fasse le ciel que vous n'éprouviez pas ces tristes retours des mêmes ennuis, qui sonnent si douloureusement le temps. Je lis un ouvrage que je vous conseille comme distraction. Il me semble que ces sortes d'écrits animent la solitude. Ce sont les lettres de Madame du Deffant à Horace Walpole. Ce sont les souvenirs de la société qui a précédé celle que nous avons connue. Mon père et ma mère y sont souvent nommés. Quel temps paisible ! Et cependant la nature savait y faire entrer le malheur. Cette femme est devenue aveugle, et cet exil est encore plus affreux que les nôtres. Ah ! chère Juliette, où est le temps où je ne vous parlais que du mien, où vous étiez heureuse et brillante à Paris, où vous m'y faisiez vivre en me parlant de tout ce que vous jugiez avec tant d'esprit, de vérité et de finesse. Chaque année m'a apporté un nouveau malheur, mais celle-ci, je ne sais ce qu'on pourrait y ajouter. J'ai reçu d'une de nos consoeurs d'exil Madame d'Escars, une lettre pleine de noblesse. Vous a-t-on dit qu'on a refusé à Madame de la Trémouille d'aller dans la ville voisine de sa terre soigner la santé de son mari ?... Passé le printemps prochain, profitez de la puissance de voyager, et n'usez pas la vie dans l'attente. J'ai fait ainsi et je m'en repens. Adieu, mon ange, adieu. Je croirai renaître à la lumière quand je vous reverrai, si je vous revois jamais. "
" Coppet.
" Je m'étais promis un grand plaisir, chère Juliette, de vous parler en liberté ; et je me demande à présent ce que je puis vous écrire dans l'incertitude cruelle qui plane sur ma vie. Je suis toujours souffrante, depuis la terrible époque du mois d'août. J'ai pourtant toujours les mêmes projets, car je sens que je mourrais ici si je m'y laissais enfermer. Mais il me faut encore quelque temps pour admettre un projet quelconque, et je vous supplie à genoux de dire à tout le monde que je n'en ai plus. Je vous conjure aussi de tout faire pour revenir à Paris, et, par conséquent, de ne pas approcher de Genève, ni de Coppet. D'abord on ne nous y laisserait pas huit jours ensemble, et ces huit jours, non seulement vous rendraient le retour impossible, mais finiraient le genre d'intérêt que vos amis prennent à vous, parce qu'ils y verraient du dédain pour eux. Si ce malheureux exil était irrévocable, ce serait alors en Allemagne que l'on pourrait se revoir ; et peut-être sentiriez-vous comme moi que le sentiment du Prince Auguste n'est pas à dédaigner. Chère Juliette, je suis abîmée de tristesse. Au nom de Dieu, ne dites rien, n'écrivez rien sur moi, sinon que je suis malade et résignée. Je vous indiquerai par ces seuls mots je pars le moment de la grande décision. Tant que cela n'est pas dans ma lettre, je suis immobile. Chère amie, puisque vous avez commencé cette vie de sacrifices, continuez-la encore, en ne sortant pas de France, en faisant dire : c'est la seule femme qui ait su supporter l'exil. Au reste, vous savez mieux que moi ce qu'il faut faire ; mais je suis tellement agitée sur votre situation, que j'ai toujours la pensée que mon esprit doit me fournir quelque ressource ; mais rien, le ciel est d'airain, et je n'ai jamais été plus abattue. "
" Coppet.
" Auguste et moi, chère Juliette, nous n'avons pu résister à l'inquiétude que vos dernières lettres ont excitée dans notre âme. Il part pour vous voir, et pour revenir dès qu'il vous aura vue. Il vous porte cette lettre. Il vous parlera, il vous dira mes projets, je n'aime pas à les écrire. Ne nommez jamais que Genève en m'écrivant. Chère Juliette, je me crois obligée à partir. Je m'y crois obligée pour vous, pour Mathieu, pour mes enfants et pour moi. Si, dans un pays étranger, je pouvais vivre avec vous, ce serait un bonheur plus vif, plus idéal que tous ceux que l'amitié peut donner. Mais j'ai une horreur de ma situation actuelle, du mal que j'ai fait, de celui que je peux faire à ce que j'aime, de ma dépendance, de ma soumission forcée, qui me fait braver ce que je considère comme des dangers, mais comme des dangers qui, Dieu merci, ne regardent que moi. Je suis bien sûre qu'il n'y a pas dans ce que j'éprouve à cet égard, dans ce que j'avais résolu, une nuance qui vînt de vous moins aimer. (...) Mais s'il faut que vous viviez dans cette France, je dois m'éloigner de vous, car je vous perdrais, et voilà tout. Ah ! chère Juliette, que je sens la tristesse, l'horreur de votre situation ; mais ne soyez pas injuste envers ceux qui vous sont attachés comme par les liens du sang. Regardez-la bien cette situation, voyez si elle peut aller quand je serai loin ; et si elle ne peut pas aller, alors faisons tout pour nous réunir, mais jamais, jamais sur un sol qui peut s'entr'ouvrir à chaque instant sous nos pas. Auguste vous aime passionnément. Il a changé d'humeur au moment où sa course à Châlons a été décidée. Il se faisait un bonheur de voyager avec moi ; il le redoute à présent, de toute son âme. Enfin pour notre bonheur à tous, il vaudrait mieux que cet élément d'amour ne fût point entre nous. Mais sans que nous nous soyons expliqués sur ce sujet, je le crois incapable d'abandonner sa famille et la route que son père lui tracerait, et je suis encore plus certaine que vous ne le souffririez pas s'il le voulait. Chère Juliette, puisque le sort nous sépare tous, portez-le vous-même à ce qu'il doit faire, car il n'a cessé de parler de l'empire de votre présence sur son âme. Ah ! vous avez encore tous vos charmes, vous êtes encore toute-puissante ; moi, je commence à mourir. Cela peut très bien durer vingt-cinq ans, mais l'oeuvre est commencée, et suivra dans le même sens. Enfin pourquoi vouloir dépasser son temps ? le mien est accompli. Au moins ne croyez pas qu'il soit entré dans mon âme un mouvement qui ne fût tendresse pour vous. Mais nous sommes bien malheureuses l'une et l'autre. Quant à moi, je n'aurai pas un jour de repos, tant que je ne saurai pas votre exil fini, ou que nous ne nous serons pas réunies, car ce qu'on supporte ensemble s'adoucit. Expliquez-vous bien avec Auguste ; et donnez-lui quelques mots qui me donnent du courage, au moment d'une grande décision. Je vous serre contre mon coeur. Que Dieu nous bénisse toutes deux.
" Je reviens à ma lettre, cher ange, parce que je crains mortellement que l'absence ne fasse que nous ne nous entendions pas. Mon Dieu ! si vous doutiez du profond sentiment, de l'attrait, du goût si puissant en moi, qui m'attache à vous, vous me navreriez de douleur. Je vous aime comme une amie chérie, comme une jeune soeur de mon choix ; et partout où je pourrais être en sécurité avec vous, je m'y trouverais heureuse. Mais les malheurs de cette année, les menaces de prison, m'ont donné une soif de sécurité, que je n'avais pas auparavant. Je n'ai pas de courage contre l'idée d'être arrêtée. Je ne sais pas me porter moi-même, et je ne sais pas mourir. Croyez-moi, j'étais bien disposée par caractère, à ne prendre aucun parti décisif, et si je m'y résous cette fois, il faut me plaindre. D'ailleurs, que faire d'Albertine ( Madame de Broglie ) dans ma situation actuelle ? Enfin jugez-moi : je m'en remets à vous et je vous serre sur mon coeur. "
Toutes ces lettres qui auraient dû retenir Madame Récamier, ne firent que la confirmer dans son dessein de se rendre à Coppet : elle partit et reçut à Dijon ce billet fatal :
" Je vous dis adieu, cher ange de ma vie, avec toute la tendresse de mon âme. Je vous recommande Auguste : qu'il vous voie et qu'il me revoie. Vous êtes une créature céleste. Si j'avais vécu près de vous j'aurais été trop heureuse : le sort m'entraîne. Adieu. "
Madame de Staël ne devait plus retrouver Juliette que pour mourir.
Le billet de Madame de Staël frappa d'un coup de foudre la voyageuse. Fuir subitement, s'en aller avant d'avoir pressé dans ses bras celle qui accourait pour se jeter dans ses adversités, n'était-ce point de la part de Madame de Staël une résolution cruelle ? Il paraissait à Madame Récamier que l'amitié aurait pu être moins entraînée par le sort.
Madame de Staël allait chercher l'Angleterre en traversant l'Allemagne et la Suède : la puissance de Napoléon était une autre mer qui séparait Albion de l'Europe, comme l'océan la sépare du monde.
Auguste, fils de Madame de Staël, avait perdu son frère tué en duel d'un coup de sabre. Auguste subit le sort commun, en errant avec sa mère dans diverses retraites auprès de Mme Récamier. Cette absence augmenta l'attrait d'un sentiment qui se plaît aux choses romanesques et se nourrit de ce qui fait périr les autres passions. Détaché, sinon guéri, d'un amour sans espérance, il tomba dans une autre passion ; puis la religion le saisit et le précipita dans le mariage dont il eut un fils : ce fils âgé de quelques mois l'a suivi dans la tombe. Avec Auguste de Staël s'est éteinte la postérité masculine d'une femme illustre, car elle ne revit pas dans le nom honorable, mais inconnu de Rocca.
Madame Récamier à Lyon. - Madame de Chevreuse. - Prisonniers Espagnols.
Madame Récamier demeurée seule, pleine de regrets, chercha d'abord à Lyon, sa ville natale, un premier abri. Elle y rencontra Madame de Chevreuse, autre bannie. Madame de Chevreuse avait été forcée par l'Empereur et ensuite par sa propre famille d'entrer dans la nouvelle société. Vous trouveriez à peine un nom historique qui ne consentit à perdre son honneur, plutôt qu'une forêt. Une fois engagée aux Tuileries, Madame de Chevreuse avait cru pouvoir dominer dans une cour sortie des camps. Cette cour cherchait, il est vrai, à s'instruire des airs de jadis, dans l'espoir de couvrir sa récente origine : mais l'allure plébéienne était encore trop rude pour recevoir des leçons de l'impertinence aristocratique. Dans une révolution qui dure et qui a fait son dernier pas, comme par exemple à Rome, le Patriciat, un siècle après la chute de la République, put se résigner à n'être plus que le sénat des Empereurs ; le passé n'avait rien à reprocher aux Empereurs du présent, puisque ce passé était fini ; une égale flétrissure marquait toutes les existences ; mais en France les nobles qui se transformèrent en chambellans, se hâtèrent trop ; l'Empire nouvellement né disparut avant eux : ils se retrouvèrent en face de la vieille monarchie ressuscitée.
Madame de Chevreuse attaquée d'une maladie de poitrine sollicita et n'obtint pas la faveur d'achever ses derniers jours à Paris ; on n'expire pas quand et où l'on veut. Napoléon. qui faisait tant de décédés, n'en aurait pas fini avec eux, s'il leur eût laissé le choix de leur tombeau.
Madame Récamier ne parvenait à oublier ses propres chagrins, qu'en s'occupant de ceux des autres : par la connivence charitable d'une soeur de la Miséricorde, elle visitait secrètement à Lyon les prisonniers Espagnols.
Quand elle leur apparaissait en robe blanche, et les mains chargées de bienfaits, dans l'obscurité de leur geôle, ils la prenaient pour une vision. Un d'entre eux, brave, beau et chrétien comme le Cid, s'en allait à Dieu. Assis sur la paille, il jouait de la guitare ; son épée avait trompé sa main. Sitôt qu'il apercevait sa bienfaitrice, il lui chantait des romances de son pays, n'ayant d'autre moyen de la remercier. Sa voix affaiblie et les sons confus de l'instrument se perdaient dans le silence de la prison. Les compagnons du soldat, à demi enveloppés de leurs manteaux déchirés, leurs cheveux noirs pendants sur leurs visages hâves et bronzés, levaient des yeux fiers du sang castillan, humides de reconnaissance sur l'exilée qui leur rappelait une épouse, une soeur, une amante et qui portait le joug de la même tyrannie.
L'Espagnol mourut. Il put dire comme Zawiska, le jeune et valeureux poète polonais :
" Une main inconnue fermera ma paupière ; le tintement d'une cloche étrangère annoncera mon trépas et des voix qui ne seront pas celles de ma patrie, prieront pour moi. "
Mathieu de Montmorency vint à Lyon visiter Madame Récamier. Elle connut alors Monsieur Camille Jordan et Monsieur Ballanche, dignes de grossir le cortège des amitiés attachées à sa noble vie.
Les circonstances politiques mettant chaque jour de nouveaux obstacles aux correspondances, Madame Récamier attendit longtemps dans une cruelle anxiété, des nouvelles de Madame de Staël ; elle en reçut enfin la lettre suivante :
" Waderis.
" Vous ne pouvez vous faire une idée, cher ange de ma vie, de l'émotion que votre lettre m'a causée. C'est au fond de la Moravie, près de la forteresse d'Olmütz que ces paroles célestes me sont arrivées. J'ai pleuré des larmes de la douleur et de la tendresse en entendant cette voix qui m'arrivait dans le désert comme l'ange d'Agar. Mon Dieu ! mon Dieu ! si l'on ne m'avait pas séparée de vous, je ne serais pas ici. Schlegel est resté à Vienne pour m'apporter de là l'argent du Nord qui m'est nécessaire. Je suis donc seule avec ma fille et mon fils, dans le pays le plus triste de la terre, et où l'allemand me semble ma langue maternelle, tant le polonais m'est étranger. J'ai rencontré sur le chemin de longues processions de gens du peuple qui allaient implorer Dieu dans leurs misères en n'espérant rien des hommes, en voulant s'adresser plus haut. Déjà l'on commence à sentir que l'on a quitté l'Europe civilisée. Quelques chants mélancoliques annoncent de temps en temps la plainte des êtres souffrants qui, lors même qu'ils chantent, soupirent encore. J'ai bien de la peine à défendre mon imagination de l'effet qu'elle reçoit par ce pays. Enfin il faut aller puisque j'ai commencé. Faites que, de temps en temps, un mot de vous m'arrive, qui soit pour le passé ce que la prière est pour l'avenir, un éclair d'un autre monde. Parlez de moi tendrement à Camille Jordan. Je vous recommande Auguste. Ah ! chère Juliette, que de sentiments douloureux il faut réprimer pour agir ! "
Madame Récamier à Rome. - Albano. - Canova. - Ses lettres.
Madame Récamier était trop fière pour demander son rappel. Fouché l'avait longtemps et inutilement pressée d'orner la cour de l'Empereur : on peut voir les détails de ces négociations de palais dans les écrits du temps. Madame Récamier se retira en Italie ; M. de Montmorency l'accompagna jusqu'à Chambéry. Elle traversa le reste des Alpes n'ayant pour compagne de voyage qu'une petite nièce âgée de sept années, aujourd'hui Madame Lenormant.
Rome était alors une ville de France, capitale du département du Tibre. Le pape gémissait prisonnier à Fontainebleau dans le palais de François Ier.
Fouché en mission en Italie, commandait dans la cité des Césars, de même que le chef des eunuques noirs dans Athènes ; il n'y fit que passer ; on installa Monsieur de Norvins en qualité de Préfet de police : le mouvement était sur un autre point de l'Europe. Conquise sans avoir vu son second Alaric, la ville éternelle se taisait, plongée dans ses ruines. Des artistes demeuraient seuls sur cet amas de siècles. Canova reçut Madame Récamier comme une statue grecque que la France rendait au Musée du Vatican. Pontife des arts, il l'inaugura aux honneurs du Capitole, dans Rome abandonnée.
Canova avait une maison à Albano ; il l'offrit à Madame Récamier. Elle y passa l'été. La fenêtre à balcon de sa chambre, était une de ces grandes croisées de peintre qui encadrent le paysage. Elle s'ouvrait sur les ruines de la Villa de Pompée ; au loin par dessus des oliviers, on voyait le soleil se coucher dans la mer. Canova revenait à cette heure ; ému de ce beau spectacle, il se plaisait à chanter avec un accent vénitien et une voix agréable la barcarolle : O pescator dell'onda . Madame Récamier l'accompagnait sur le piano. L'auteur de Pysché et de la Madeleine , se délectait à cette harmonie et cherchait dans les traits de Juliette le type de la Béatrix qu'il rêvait de faire un jour. Rome avait vu jadis Raphaël et Michel-Ange couronner leurs modèles dans de poétiques orgies trop librement racontées par Cellini. Combien leur était supérieure cette petite scène décente et pure entre une jeune femme exilée et ce Canova, si simple et si doux ! Plus solitaire que jamais, Rome en ce moment portait le deuil de veuve : elle ne voyait plus passer en la bénissant ces paisibles souverains qui rajeunirent ses vieux jours de toutes les merveilles des arts. Le bruit du monde s'était encore une fois éloigné d'elle ; Saint-Pierre était désert comme le Colisée.
Vous avez lu les lettres éloquentes qu'écrivait à son amie la femme la plus illustre de nos jours passés ; lisez les mêmes sentiments de tendresse exprimés avec la plus charmante naïveté dans la langue de Pétrarque par le premier sculpteur des temps modernes. Je ne commettrai pas le sacrilège d'essayer de les traduire.
" No, l'anima mia non può tralasciare in verun'modo di ringraziare mille e mille volte l'adorabile sua Giulietta : si cara, si voi molte volte mi fate godere di una esistenza celeste ; jeri dopo che siete stata da me mi sentivo un'anima piu bella assai assai ; jersera sono partito da voi col Paradiso entro di me.
" Oh ! cosa mai sarei io se potessi poi essere sempre sempre con Giulietta.
" Addio, addio con tutta l'anima.
" Dio buono quanto, quanto mai son'disgraziato ! Il Diavolo mi ha fatto incontrare uno per estrada il quale mi ha trattenuto circa dieci minuti che mi parvero dieci anni ; cosa che fremevo come un disperato. Ecco cara Ginlietta adorabile, ecco perchè sono arrivato da voi momenti dopo che eravate sortira ; pazienza, pazienza, il male è solo per me, pure avevo lasciato tutto tutto per essere all'appuntamento.
" Come sono tristo !!
" Lunedi notte non ho dormito nemeno un minuto, e per ciò jeri ho fatto un viaggetto per rimettermi. Giulietta è stata sempre, sempre il piacevole soggetto dè nostri discorsi. Parlando sempre di lei il tempo se ne andava volando. Mi doleva però che qu'ell anima di Paradiso non fosse realmente con me ; quante, quante volte mi dicevo : Quale contento io avrei mai se colei fosse qui con me !
" Quando poi sono entrato nella camera vostra, lascio a voi il pensare cosa sentiva il mio cuore.
" Addio, addio creatura celeste, io vi amo con tutta l'anima.
" Ditemi, ove ci vediamo oggi ?
" No, non so come mai risolvermi a partire oggi. ne il cuore mio non vorebbe in verun'modo lasciare di verdervi questa sera. Dio mio quanto sono mai tristo ! Ora conosco davvero davvero che se dovessi mai (che il cielo nol'voglia) restare del tempo senza vedervi non sò come andarebbe la cosa. Dio mio, quanto quanto mai vi amo ! Sapiate che ardo, che vengo domani sera per vedervi e dirvi a voce che vi adoro con tutta l'anima. "
Le Pêcheur d'Albano.
Madame Récamier avait secouru les prisonniers espagnols à Lyon ; une autre victime de ce pouvoir qui la frappait, la mit à même d'exercer à Albano sa compatissance : un pêcheur accusé d'intelligence avec les sujets du Pape, avait été jugé et condamné à mort. Les habitants d'Albano supplièrent l'étrangère réfugiée chez eux, d'intercéder pour ce malheureux. On la conduisit à la geôle ; elle y vit le prisonnier. Frappée du désespoir de cet homme, elle fondit en larmes ; le malheureux la supplia de venir à son secours, d'intercéder pour lui, de le sauver : prière d'autant plus déchirante qu'il y avait impossibilité de l'arracher au supplice ; il faisait déjà nuit et il devait être fusillé au lever du jour.
Cependant Madame Récamier, bien que persuadée de l'inutilité de ses démarches, n'hésita pas ; on lui amène une voiture ; elle y monte sans l'espérance qu'elle laissait au condamné. Elle traversa la campagne infestée de brigands, parvint à Rome et ne trouva point le Directeur de la Police. Elle l'attendit deux heures au palais Fiano ; elle comptait les minutes d'une vie dont la dernière approchait. Quand Monsieur de Norvins arriva, elle lui expliqua l'objet de son voyage ; il lui répondit que l'arrêt était prononcé et qu'il n'avait pas les pouvoirs nécessaires pour le faire suspendre. Madame Récamier repartit le coeur navré : le prisonnier avait cessé de vivre, lorsqu'elle approcha d'Albano. Les habitants attendaient la française sur le chemin ; aussitôt qu'ils la reconnurent, ils coururent à elle. Le prêtre qui avait assisté le patient, lui en apportait les derniers voeux : il remerciait la Dame qu'il n'avait cessé de chercher des yeux en allant au lieu de l'exécution ; il lui recommandait de prier pour lui, car un chrétien n'a pas tout fini, et n'est pas hors de crainte quand il n'est plus. Madame Récamier fut conduite par l'ecclésiastique à l'église où la suivit la foule des belles paysannes d'Albano. Le pêcheur avait été fusillé à l'heure où l'aurore se levait sur la barque maintenant sans guide qu'il avait coutume de conduire, sur les mers, et aux rivages qu'il avait accoutumé de parcourir.
Pour dégoûter des conquérants il faudrait savoir tous les maux qu'ils causent : il faudrait être témoin de l'indifférence avec laquelle on leur sacrifie les plus inoffensives créatures dans un coin du globe où ils n'ont jamais mis le pied. Qu'importaient aux succès de Bonaparte les jours d'un pauvre faiseur de filets des Etats Rornains ? Sans doute il n'a jamais su que ce chétif pêcheur avait existé ; il a ignoré dans le fracas de sa lutte avec les Rois jusqu'au nom de sa victime plébéienne. Le monde n'aperçoit en Napoléon que des victoires ; les larmes dont les colonnes triomphales sont cimentées, ne tombent point de ses yeux. Et moi je pense que de ces souffrances méprisées, de ces calamités des humbles et des petits, se forment dans les conseils de la Providence, les causes secrètes qui précipitent du faîte le dominateur. Quand les injustices particulières se sont accumulées de manière à l'emporter sur le poids de la fortune, le bassin descend. Il y a du sang muet et du sang qui crie : le sang des champs de bataille est bu en silence par la terre ; le sang pacifique répandu jaillit en gémissant vers le ciel : Dieu le reçoit et le venge. Bonaparte tua le pêcheur d'Albano ; quelques mois après il était banni chez les pêcheurs de l'île d'Elbe et il est mort parmi ceux de Sainte-Hélène.
Mon souvenir vague à peine ébauché dans les pensées de Madame Récamier, lui apparaissait-il au milieu des steppes du Tibre et de l'Anio ? J'avais déjà passé à travers ces solitudes mélancoliques ; j'y avais laissé une tombe honorée des larmes des amis de Juliette. Lorsque la fille de Monsieur de Montmorin mourut en 1803, Madame de Staël et Monsieur Necker m'écrivaient des lettres de regrets. On a vu ces lettres ; ainsi je recevais à Rome, avant presque d'avoir connu Madame Récamier, des lettres datées de Coppet : c'est le premier indice d'une affinité de destinée. Madame Récamier m'a dit aussi que ma lettre de 1803 à Monsieur de Fontanes, lui servait de guide en 1814 et qu'elle relisait assez souvent ce passage :
" Quiconque n'a plus de lien dans la vie doit venir demeurer à Rome. Là il trouvera pour société une terre qui nourrira ses réflexions et occupera son coeur, et des promenades qui lui disent toujours quelque chose. La pierre qu'il foulera aux pieds lui parlera ; la poussière que le vent élèvera sous ses pas renfermera quelque grandeur humaine. S'il est malheureux, s'il a mêlé les cendres de ceux qu'il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne passera-t-il pas du sépulcre des Scipions au dernier asile d'un ami vertueux !... S'il est chrétien, ah ! comment pourrait-il alors s'arracher de cette terre qui est devenue sa patrie, de cette terre qui a vu naître un second Empire, plus saint dans son berceau, plus grand dans sa puissance que celui qui l'a précédé ; de cette terre où les amis que nous avons perdus, dormant avec les martyrs aux catacombes, sous l'oeil du père des fidèles, paraissent devoir se réveiller les premiers dans leur poussière et semblent plus voisins des cieux ? "
Mais en 1814 je n'étais pour Madame Récamier qu'un cicerone vulgaire, appartenant à tous les voyageurs ; plus heureux en 1828, j'avais cessé de lui être étranger, et nous pouvions causer ensemble des ruines romaines : je lui écrivais la lettre suivante :
" Rome, jeudi 5 février.
" Torre Vergata est un bien de moines, situé à une lieue à peu près du Tombeau de Néron , sur la gauche en venant à Rome, dans l'endroit le plus beau et le plus désert. Là est une immense quantité de ruines à fleur de terre recouvertes d'herbes et de chardons. J'y ai commencé une fouille avant-hier, mardi, en cessant de vous écrire. J'étais accompagné seulement de Visconti qui dirige la fouille et d'Hyacinthe. Il faisait le plus beau temps du monde. Cette douzaine d'hommes armés de bêches et de pioches qui déterraient des tombeaux et des décombres de maisons et de palais dans une profonde solitude offrait un spectacle digne de vous. Je faisais un seul voeu, c'était que vous fussiez là. Je consentirais volontiers à vivre avec vous sous une tente, au milieu de ces débris. J'ai mis moi-même la main à l'oeuvre, j'ai découvert des fragments de marbre. Les indices sont excellents et j'espère trouver quelque chose qui me dédommagera de l'argent perdu à cette loterie des morts. J'ai déjà un bloc de marbre grec assez considérable pour faire le buste du Poussin. Cette fouille va devenir le but de mes promenades. Je vais aller m'asseoir tous les jours au milieu de ces débris. A quels siècles, à quels hommes appartiennent-ils ? Nous remuons peut-être la poussière la plus illustre, sans le savoir. Une inscription viendra peut-être éclairer quelque fait historique, détruire quelque erreur, établir quelque vérité, et puis, quand je serai parti avec mes douze paysans demi-nus, tout retombera dans l'oubli et le silence. Vous représentez-vous toutes les passions, tous les intérêts qui s'agitaient autrefois dans ces lieux abandonnés ? Il y avait des esclaves et des maîtres, des heureux et des malheureux, de belles personnes qu'on aimait, des ambitieux qui voulaient être ministres ; il y reste quelques oiseaux et moi, encore pour un temps fort court ; nous nous envolerons bientôt. Dites-moi, croyez-vous que cela vaille la peine d'être membre du conseil d'un petit roi des Gaules, moi barbare de l'Armorique, voyageur chez des sauvages et un monde inconnu des Romains, et ambassadeur auprès d'un de ces prêtres qu'on jetait aux lions ? Quand j'appelai Léonidus à Lacédémone il ne répondit pas. Le bruit de mes pas à Torre Vergala n'aura réveillé personne et quand je serai à mon tour dans mon tombeau, je n'entendrai pas même le son de votre voix. Il faut donc que je me hâte de me rapprocher de vous et de mettre fin à toutes ces chimères de la vie des hommes. Il n'y a de bon que la retraite et de vrai qu'un attachement comme le vôtre. "
Madame Récamier à Naples.
A Naples où Madame Récamier se rendit en automne, cessèrent les occupations de la solitude.
" La première pensée qui vint la saisir en arrivant, fut, dit Monsieur Ballanche, d'aller chercher les traces de Madame de Staël. Elle se donne à peine le temps de descendre dans une auberge ; elle fait approcher une barque, et demande à être conduite au Cap Misène. Elle resta plusieurs heures à contempler ce site admirable, tout animé pour elle des accents de Corinne. Maintenant, loin du beau ciel de l'Italie, c'est dans les brumes du Nord que Madame de Staël attend l'issue de la lutte redoutable qui va décider du sort de l'Europe. Madame Récamier était ainsi ramenée à la douloureuse impression du présent. Elle aurait voulu ne trouver à Naples que son ciel merveilleux, son golfe enchanté, ses campagnes poétiques et jouir au moins de l'exil. "
Mais à peine fut-elle rentrée à l'auberge que les ministres du Roi Joachim accoururent.
Murat oubliant la main qui changea sa cravache en sceptre, était prêt à se joindre à la coalition. Bonaparte avait planté son épée au milieu de l'Europe, comme les Gaulois plantaient leur glaive au milieu du Mallus . Autour de l'épée de Napoléon s'étaient rangés en cercle des royaumes qu'il distribuait à sa famille. Caroline avait reçu celui de Naples. Madame Murat n'était pas un camée antique aussi élégant que la princesse Borghèse ; mais elle avait plus de physionomie et plus d'esprit que sa soeur. A la fermeté de son caractère on reconnaissait le sang de Napoléon. Si le diadème n'eût pas été pour elle l'ornement de la tête d'une femme, il eût encore été la marque du pouvoir d'une reine.
Caroline reçut Madame Récamier avec un empressement d'autant plus affectueux que l'oppression de la tyrannie se faisait sentir jusqu'à Portici. Cependant la ville qui possède le tombeau de Virgile et le berceau du Tasse ; cette ville où vécurent Horace et Tite-Live, Boccace et Sannazar, où naquirent Durante et Cimarosa, avait été embellie par son nouveau maître. L'ordre s'était rétabli : les lazzaroni ne jouaient plus à la boule avec des têtes, pour amuser l'amiral Nelson et lady Hamilton. Les fouilles de Pompéia s'étaient étendues ; un chemin serpentait sur le Pausilippe, dans les flancs duquel j'avais passé en 1803, pour aller m'enquérir à Literne de la retraite de Scipion. Ces royautés nouvelles d'une dynastie militaire, avaient fait renaître la vie dans des pays où se manifestait auparavant la moribonde langueur d'une vieille race. Robert Guiscard, Guillaume Bras de Fer, Roger et Tancrède, semblaient être revenus, moins la chevalerie.
Madame Récamier était à Naples au mois de février 1814 ; où étais-je ? dans ma Vallée-aux-Loups , commençant l'histoire de ma vie. Je m'occupais des jeux de mon enfance au bruit des pas du soldat étranger. La femme dont le nom devait clore ces Mémoires errait sur les marines de Baïes. N'avais-je pas un pressentiment du bien qui m'arriverait un jour de cette terre, alors que je peignais la séduction parthénopéenne dans les Martyrs :
" Chaque matin, aussitôt que l'aurore commençait à paraître, je me rendais sous un portique. Le soleil se levait devant moi ; il illuminait de ses feux les plus doux la chaîne des montagne de Salerne, le bleu de la mer parsemée des voiles blanches des pêcheurs, les îles de Caprée, d'Oenaria et de Prochyta, le Cap Misène et Baïes avec tous ses enchantements.
" Des fleurs et des fruits, humides de rosée, sont moins suaves et moins frais que le paysage de Naples, sortant des ombres de la nuit. J'étais toujours surpris en arrivant au portique de me trouver au bord de la mer car les vagues, dans cet endroit, faisaient à peine entendre le léger murmure d'une fontaine. En extase devant ce tableau je m'appuyais contre une colonne, et sans pensée, sans désir, sans projet, je restais des heures entières à respirer un air délicieux. Le charme était si profond qu'il me semblait que cet air divin transformait ma propre substance, et qu'avec un plaisir indicible je m'élevais vers le firmament comme un pur esprit..
" Attendre ou chercher la beauté, la voir s'avancer dans une nacelle, et nous sourire du milieu des flots ; voguer avec elle sur la mer, dont nous semions la surface de fleurs, suivre l'enchanteresse au fond de ces bois de myrte et dans les champs heureux où Virgile plaça l'Elysée : telle était l'occupation de nos jours....
" Peut-être est-il des climats dangereux à la vertu par leur extrême volupté ? Et n'est-ce pas ce que voulut enseigner une fable ingénieuse, en racontant que Parthénope fut bâtie sur le tombeau d'une Sirène ? L'éclat velouté de la campagne, la tiède température de l'air, les contours arrondis des montagnes, les molles inflexions des fleuves et des vallées, sont à Naples autant de séductions pour les sens que tout repose...
" Pour éviter les ardeurs du midi, nous nous retirions dans la partie du palais bâtie sous la mer. Couchés sur des lits d'ivoire, nous entendions murmurer les vagues au-dessus de nos têtes. Si quelque orage nous surprenait au fond de ces retraites, les esclaves allumaient des lampes pleines du nard le plus précieux de l'Arabie. Alors entraient de jeunes Napolitaines qui portaient des roses de Paestum dans des vases de Nola ; tandis que les flots mugissaient au dehors, elles chantaient en formant devant nous des danses tranquilles qui me rappelaient les moeurs de la Grèce : ainsi se réalisaient pour nous les fictions des poètes ; on eut cru voir les jeux des Néréides dans la grotte de Neptune... "
Lecteur, si tu t'impatientes de ces citations, de ces récits, songe d'abord que tu n'as peut-être pas lu mes ouvrages et qu'ensuite je ne t'entends plus ; je dors dans la terre que tu foules : si tu m'en veux, frappe cette terre du pied, tu n'insulteras que mes os. Songe de plus que mes écrits font partie essentielle de cette existence dont je te déploie les feuilles. Ah ! que mes tableaux napolitains n'avaient-ils un fond de vérité ! Que la fille du Rhône n'était-elle la femme réelle de mes délices imaginaires ! mais non : si j'étais Augustin, Jérôme, Eudore, je l'étais seul ; mes jours devancèrent les jours de l'amie de Corinne en Italie : heureux s'ils lui avaient toujours appartenu ! heureux si j'avais pu étendre ma vie entière sous ses pas, comme un tapis de fleurs ! Mais ma vie est rude et ses aspérités blessent. Puissent du moins mes derniers moments être doux à celle qui les consola ! Puissent mes heures expirantes refléter l'attendrissement et le charme dont elle les a remplies, [sur celle qui fut aimée de tous et dont personne n'eut jamais à se plaindre !] .
Le duc de Rohan-Chabot.
Madame Récamier rencontra à Naples le comte de Neipperg et le duc de Rohan-Chabot : l'un devait monter au nid de l'aigle, l'autre revêtir la pourpre. On a dit de celui-ci qu'il avait été voué au rouge, ayant porté l'habit de chambellan, l'uniforme de chevau léger et la robe de cardinal.
Le duc de Rohan était fort joli ; il roucoulait la romance, lavait de petites aquarelles et se distinguait par une étude coquette de toilette. Quand il fut abbé, sa pieuse chevelure éprouvée au fer, avait une élégance de martyr. Il prêchait à la brune, dans des oratoires, devant des dévotes, ayant soin, à l'aide de deux ou trois bougies artistement placées, d'éclairer en demi-teinte comme un tableau, son visage pâle. Il chantait la Préface à faire pleurer : il n'allait point comme saint Paul, avec une parole rude ; mais avec une parole emmiellée et cet abaissement adorable qui consacrait un Chabot à Dieu, tout de même qu'un simple desservant de paroisse. Guérin faisant le portrait de l'abbé Duc, lui adressait un jour des compliments sur sa figure ; l'humble confesseur lui répondit : " Si vous m'aviez vu priant ! "
On ne s'explique pas de prime abord comment des hommes que leurs noms rendaient bêtes à force d'orgueil, s'étaient mis aux gages d'un Parvenu . En y regardant de près on trouve que cette aptitude à entrer en condition, découlait naturellement de leurs moeurs : façonnés à la domesticité, point n'avaient souci du changement de livrée, pourvu que le maître fût logé au château à la même enseigne. Le mépris de Bonaparte leur rendait justice : ce grand soldat, abandonné des siens, disait avec reconnaissance à Madame de Montmorency : " Au fond, il n'y a que vous autres qui sachiez servir. "
La religion et la mort ont passé l'éponge sur quelques faiblesses, après tout bien pardonnables, du Cardinal de Rohan. Prêtre chrétien il a consommé à Besançon son sacrifice, secourant le malheureux, nourrissant le pauvre, vêtissant l'orphelin et usant en bonnes oeuvres sa vie dont une santé déplorable abrégeait naturellement le cours.
Murat. - Ses lettres.
Murat, roi de Naples, né le 25 mars 1771 à la Bastide, près de Cahors, fut envoyé à Toulouse pour y faire ses études : il se dégoûta des lettres, s'enrôla dans les chasseurs des Ardennes, déserta et se réfugia à Paris. Admis dans la garde constitutionnelle de Louis XVI, il obtint après le licenciement de cette garde une sous-lieutenance dans le onzième régiment de chasseurs à cheval. A la mort de Robespierre, il fut destitué comme terroriste : même chose arriva à Bonaparte, et les deux soldats demeurèrent sans ressources. Murat rentra en grâce au treize Vendémiaire et devint aide de camp de Napoléon. Il fit sous lui les premières campagnes d'Italie, prit la Valteline et la réunit à la république Cisalpine ; il eut part à l'expédition d'Egypte, renouvela au Mont-Thabor les faits d'armes de Richard Coeur de Lion et se signala à la bataille d'Aboukir. Revenu en France avec son maître, il fut chargé de jeter à la porte le conseil des Cinq-Cents.
Bonaparte lui donna en mariage sa soeur Caroline. Murat commandait la cavalerie à la bataille de Marengo. Gouverneur de Paris à la mort du duc d'Enghien, il gémit tout bas d'un assassinat qu'il n'eut pas le courage de blâmer tout haut. Beau-frère de Napoléon et Maréchal de l'Empire, Murat entra le premier à Vienne en 1806 ; il contribua aux victoires d'Austerlitz, d'Iéna, d'Eylau et de Friedland, devint duc de Berg et envahit l'Espagne en 1808.
Napoléon le rappela et lui donna la couronne de Naples : proclamé roi des Deux-Siciles le premier août 1808, il plut aux Napolitains par son faste, son costume théâtral, ses cavalcades et ses fêtes.
Appelé en qualité de grand vassal de l'Empire à l'invasion de la Russie, il reparut dans tous les combats et se trouva chargé du commandement de la retraite de Smolensk à Wilna. Après avoir manifesté son mécontentement il quitta l'armée à l'exemple de Bonaparte et vint se réchauffer au soleil de Naples, comme son capitaine au foyer des Tuileries. Ces hommes de triomphe ne pouvaient s'accoutumer aux revers. Alors commencèrent ses liaisons avec l'Autriche. Il reparut encore aux camps de l'Allemagne en 1813, retourna à Naples après la perte de la bataille de Leipzig et renoua ses négociations austro-britanniques. Avant d'entrer dans une alliance complète, Murat écrivit à Napoléon une lettre que j'ai entendu lire à M. de Mosbourg : il disait à son beau-frère dans cette lettre qu'il avait retrouvé la Péninsule fort agitée, que les Italiens réclamaient leur indépendance nationale, que si elle ne leur était pas rendue, il était à craindre qu'ils se joignissent à la coalition de l'Europe et augmentassent ainsi les dangers de la France. Il suppliait Napoléon de faire la paix, seul moyen de se conserver un Empire si puissant et si beau : que si Bonaparte refusait de l'écouter, lui Murat abandonné à l'extrémité de l'Italie, se verrait forcé de quitter son royaume ou d'embrasser les intérêts de la liberté italienne.
Cette lettre très raisonnable resta plusieurs mois sans réponse. Napoléon n'a donc pu reprocher justement à Murat de l'avoir trahi. Murat obligé de choisir promptement, signa le 11 janvier 1814 avec la Cour de Vienne un traité : il s'obligeait à fournir un corps de trente mille hommes aux alliés. Pour prix de cette défection, on lui garantissait son royaume napolitain et son droit de conquête sur les Marches Pontificales. Madame Murat avait révélé cette importante transaction à Madame Récamier. Au moment de se déclarer ouvertement, Murat fort ému rencontra Madame Récamier chez Caroline et lui demanda ce qu'elle pensait du parti qu'il avait à prendre ; il la priait de bien peser les intérêts du peuple dont il était devenu le souverain. La noble exilée n'hésita pas : " Vous êtes Français, c'est aux Français que vous devez rester fidèle. " La figure de Murat se décomposa ; il repartit : " Je suis donc un traître ? qu'y faire ? il est trop tard. " Il ouvrit avec violence une fenêtre et montra de la main la flotte anglaise entrant à pleines voiles dans le port.
Le Vésuve venait d'éclater et jetait des flammes. Deux heures après Murat était à cheval à la tête de ses gardes ; la foule l'environnait en criant : " Vive le roi Joachim ! " Il avait tout oublié ; il paraissait ivre de joie. Le lendemain grand spectacle au théâtre Saint-Charles ; le Roi et la Reine furent reçus avec ces acclamations frénétiques inconnues des peuples en deçà des Alpes. On applaudit aussi l'envoyé de François second : dans la loge du ministre de Napoléon il n'y avait personne : Murat en parut troublé comme s'il eût vu au fond de cette loge, le spectre de la France.
L'armée de Murat mise en mouvement le 16 février 1814 force le Prince Eugène à se replier sur l'Adige. Napoléon ayant d'abord obtenu des succès inespérés en Champagne écrivait à sa soeur Caroline des lettres surprises par les alliés et communiquées au Parlement d'Angleterre par lord Castlereagh : " Votre mari est très brave, lui disait-il, sur le champ de bataille ; mais il est plus faible qu'une femme ou qu'un moine, quand il ne voit pas l'ennemi. Il n'a aucun courage moral. Il a eu peur, et il n'a pas hasardé de perdre en un instant ce qu'il ne peut tenir que par moi et avec moi. " Dans une autre lettre adressée à Murat lui-même, Napoléon disait à son beau-frère : " Je suppose que vous n'êtes pas de ceux qui pensent que le lion est mort ; si vous faisiez ce calcul, il serait faux. (...) Vous m'avez fait tout le mal que vous pouviez depuis votre départ de Wilna. Le titre de Roi vous a tourné la tête ; si vous désirez le conserver, conduisez-vous bien. "
Murat ne poursuivit pas le Vice-Roi sur l'Adige ; il hésitait entre les alliés et les Français, selon les chances que Bonaparte semblait gagner ou perdre. Dans les champs de Brienne où Napoléon fut élevé par l'ancienne monarchie, il donnait en l'honneur de celle-ci le dernier et le plus admirable de ses sanglants tournois. Favorisé des Carbonari, Joachim tantôt veut se déclarer libérateur de l'Italie, tantôt espère la partager entre lui et Bonaparte redevenu vainqueur.
Un matin le courrier apporte à Naples la nouvelle de l'entrée des Russes à Paris. Madame Murat était encore couchée, Madame Récamier assise à son chevet causait avec elle. On déposa sur le lit un énorme tas de lettres et de journaux. Parmi ceux-ci se trouvait mon écrit : De Bonaparte et des Bourbons . La Reine s'écria : " Ah ! voilà un ouvrage de Monsieur de Chateaubriand ! Nous le lirons ensemble. " Et elle continua à décacheter ses lettres.
Madame Récamier prit la brochure et après y avoir jeté les yeux au hasard, elle la remit sur le lit et dit à la Reine : " Madame, vous la lirez seule. "
Napoléon fut relégué à l'île d'Elbe ; l'Alliance avec une rare habileté l'avait placé sur les côtes de l'Italie. Murat apprit qu'on cherchait au Congrès de Vienne à le dépouiller des Etats qu'il avait néanmoins achetés si cher ; il s'entendit secrètement alors avec son beau-frère devenu son voisin. On est toujours étonné que les Napoléon aient des parents : qui sait le nom d'Aridée frère d'Alexandre ? Pendant le cours de l'année 1814, le Roi et la Reine de Naples donnèrent une fête à Pompéïa ; on exécuta une fouille au son de la musique : les ruines que faisaient déterrer Caroline et Joachim ne les instruisaient pas de leur propre ruine ; sur les derniers bords de la prospérité, on n'entend que les derniers concerts du songe qui passe.
Lors de la paix de Paris, Murat faisait partie de l'Alliance : le Milanais ayant été rendu à l'Autriche, les Napolitains se retirèrent dans les Légations Romaines. Quand Bonaparte débarqué à Cannes fut entré à Lyon, Murat perplexe ayant changé d'intérêt sortit des Légations et marcha avec quarante mille hommes vers la haute Italie pour faire une diversion en faveur de Bonaparte. Il refusa à Parme les conditions que les Autrichiens effrayés lui offraient encore : pour chacun de nous il est un moment critique ; bien ou mal choisi il décide de notre avenir. Le baron de Firmont repousse les troupes de Murat, prend l'offensive et les mène battant jusqu'à Macerata. Les Napolitains se débandent ; leur général-Roi rentre dans Naples accompagné de quatre lanciers. Il se présente à sa femme et lui dit : " Madame, je n'ai pu mourir. " Le lendemain un bateau le conduit vers l'île d'Ischia ; il rejoint en mer une pinque chargée de quelques officiers de son Etat-Major, et fait voile avec eux pour la France.
Madame Murat demeurée seule, montra une présence d'esprit admirable. Les Autrichiens étaient au moment de paraître : dans le passage d'une autorité à l'autre, un intervalle d'anarchie pouvait être rempli de désordres. La Régente ne précipite point sa retraite ; elle laisse le soldat allemand occuper la ville et fait pendant la nuit éclairer ses galeries. Le peuple apercevant du dehors la lumière, pensant que la Reine est encore là, reste tranquille. Cependant Caroline sort par un escalier secret et s'embarque. Assise à la poupe du vaisseau, elle voyait sur la rive, resplendir illuminé le palais désert dont elle s'éloignait ; image du rêve brillant qu'elle avait eu pendant son sommeil dans la région des Fées. Souvent, montée au faîte de ce palais avec Madame Récamier, elle lui avait dit en promenant au loin ses regards ravis : " Je suis Reine de Naples. "
Caroline rencontra la frégate qui ramenait Ferdinand. Le vaisseau de la Reine fugitive fit le salut ; le vaisseau du Roi rappelé ne le rendit pas : la prospérité ne reconnaît pas l'adversité, sa soeur. Ainsi les illusions évanouies pour les uns, recommencent pour les autres ; ainsi se croisent dans les vents et sur les flots les inconstantes destinées humaines ; riantes ou funestes, le même abîme les porte et les engloutit.
Murat accomplissait ailleurs sa course. Le 25 mai 1815 à dix heures du soir, il aborda au golfe Juan où son beau-frère avait abordé. La fortune faisait jouer à Joachim la parodie de Napoléon. Celui-ci ne croyait pas à la force du malheur et au secours qu'il apporte aux grandes âmes : il défendit au Roi détrôné l'accès de Paris ; il mit au Lazaret cet homme attaqué de la peste des vaincus ; il le relégua dans une maison de campagne appelée Plaisance près de Toulon. Il eût mieux fait de moins redouter une contagion dont il avait été lui-même atteint : qui sait ce qu'un soldat comme Murat aurait pu changer à la bataille de Waterloo !
Le roi de Naples dans son chagrin écrivait à Fouché le 19 juillet 1815 :
" Je répondrai à ceux qui m'accusent d'avoir commencé les hostilités trop tôt, qu'elles le furent sur la demande formelle de l'Empereur, et que, depuis trois mois, il n'a cessé de me rassurer sur ses sentiments, en accréditant des ministres près de moi, en m'écrivant qu'il comptait sur moi et qu'il ne m'abandonnerait jamais. Ce n'est que lorsqu'on a vu que je venais de perdre avec le trône les moyens de continuer la puissante diversion qui durait depuis trois mois, qu'on veut égarer l'opinion publique, en insinuant que j'ai agi pour mon propre compte et à l'insu de l'Empereur. "
Il y eut dans le monde une femme généreuse et belle. Lorsqu'elle arriva à Paris, Madame Récamier la reçut et ne l'abandonna point dans des temps de malheur. Cette femme a laissé en mourant une marque de souvenir à Madame Récamier : celle-ci, parmi les papiers dont elle a eu connaissance a trouvé deux lettres de Murat, du mois de juin 1815 ; elles sont utiles à l'histoire.
" 6 juin 1815.
" J'ai perdu pour la France la plus belle existence, j'ai combattu pour l'Empereur ; c'est pour sa cause que mes enfants et ma femme sont en captivité. La patrie est en danger, j'offre mes services ; on en ajourne l'acceptation. Je ne sais si je suis libre ou prisonnier. Je dois être enveloppé dans la ruine de l'Empereur s'il succombe, et on m'ôte les moyens de le servir et de servir ma propre cause. J'en demande les raisons ; on répond obscurément et je ne puis me faire juge de ma position. Tantôt je ne puis me rendre à Paris où ma présence ferait du torts à l'Empereur ; je ne saurais aller à l'armée où ma présence réveillerait trop l'attention du soldat : que faire ? attendre : voilà ce qu'on répond. On me dit d'un autre côté que l'opinion de la France ne m'est pas favorable, qu'on ne me pardonne pas d'avoir abandonné l'Empereur l'année dernière, tandis que des lettres de Paris disaient, quand je combattais tout récemment pour la France : " Tout le monde ici est enchanté du Roi . " Mais l'Empereur m'écrivait : " Je compte sur vous, comptez sur moi : je ne vous abandonnerai jamais. " Le Roi Joseph m'écrivait : " L'empereur m'ordonne de vous écrire de vous porter rapidement sur les Alpes. " Et quand en arrivant je lui témoigne des sentiments généreux et que je lui offre de combattre pour la France, je suis envoyé dans les Alpes, et pas un mot de consolation n'est adressé à celui qui n'eut jamais de tort envers lui que celui d'avoir trop compté sur des sentiments généreux, sentiments qu'il n'eut jamais pour moi. Mon amie, je viens vous prier de me faire connaître l'opinion de la France et de l'armée à mon égard. Il faut savoir tout supporter et mon courage me rendra supérieur à tous les malheurs. Tout est perdu hors l'honneur : j'ai perdu le trône, mais j'ai conservé toute ma gloire ; je fus abandonné par mes soldats qui furent victorieux dans tous les combats, mais je ne fus jamais vaincu. La désertion de vingt mille hommes me mit à la merci de mes ennemis ; une barque de pêcheur me sauva de la captivité, et un navire marchand me jeta en trois jours sur les côtes de France. "
" Sous Toulon, le 18 juin 1815.
" Je viens de recevoir votre lettre. Il m'est impossible de vous dépeindre les différentes sensations qu'elle m'a fait éprouver. J'ai pu un instant oublier mes malheurs. Je ne suis occupé que de mon amie, dont l'âme noble et généreuse vient me consoler et me montrer sa douleur. Rassurez-vous, tout est perdu ; mais l'honneur reste et ma gloire survivra à tous mes malheurs et mon courage saura me rendre supérieur à toutes les rigueurs de ma destinée. N'ayez rien à craindre de ce côté. J'ai perdu trône et famille sans m'émouvoir ; mais l'ingratitude m'a révolté. J'ai tout perdu pour la France, pour son Empereur, par son ordre, et aujourd'hui il me fait un crime de l'avoir fait. Il me refuse la permission de combattre et de me venger, et je ne suis pas libre sur le choix de ma retraite : concevez-vous tout mon malheur ? que faire ? quel parti prendre ? Je suis Français et père ; comme Français je dois servir ma patrie, comme père, je dois aller partager le sort de mes enfants : l'honneur m'impose le devoir de combattre, et la nature me dit que je dois être à mes enfants. A qui obéir ? Ne puis-je satisfaire à tous deux ? Me sera-t-il permis d'écouter l'un ou l'autre ? Déjà l'Empereur me refuse des armées, et l'Autriche accordera-t-elle les moyens d'aller rejoindre mes enfants ? Les lui demanderai-je ? Moi qui n'ai jamais voulu traiter avec ses ministres. Voilà ma situation : donnez-moi des conseils.
" J'attendrai votre réponse, celle du duc d'Otrante et de Lucien avant de prendre une détermination. Consultez bien l'opinion sur ce que l'on croit qu'il me convient de faire, quand je ne suis pas libre sur le choix de ma retraite, quand on revient sur le passé et quand on me fait un crime d'avoir par ordre perdu mon trône, et quand ma famille gémit dans la captivité. Conseillez-moi ; écoutez la voix de l'honneur, celle de la nature, et, en juge impartial, ayez le courage de m'écrire ce qu'il faut que je fasse. J'attendrai votre réponse sur la route de Marseille à Lyon "
Laissant de côté les vanités personnelles et ces illusions qui sortent du trône, même d'un trône où l'on ne s'est assis qu'un moment, ces lettres nous apprennent quelle idée Murat se faisait de son beau-frère.
Bonaparte perd une seconde fois l'Empire ; Murat vagabonde sans asile, sur ces mêmes plages qui ont vu errer la duchesse de Berry.
Des contrebandiers consentent le 22 août 1815 à le passer lui et trois autres à l'île de Corse : une tempête l'accueille. La Balancelle , patache qui faisait le service entre Bastia et Toulon, le reçoit à son bord. A peine a-t-il quitté son embarcation qu'elle s'entr'ouvre. Surgi à Bastia le 25 août, il court se cacher au village de Viscovato chez le vieux Colonna-Ceccaldi. Deux cents officiers le rejoignent avec le général Franceschetti. Il marche sur Ajaccio : la ville maternelle de Bonaparte seule, tenait encore pour son fils ; de tout son Empire, Napoléon ne possédait plus que son berceau. La garnison de la citadelle salue Murat, et le veut proclamer Roi de Corse : il s'y refuse ; il ne trouve d'égal à sa grandeur que le sceptre des Deux-Siciles. Son aide de camp, Macirone, lui apporte de Paris la décision de l'Autriche en vertu de laquelle il doit quitter le titre de Roi et se retirer à volonté dans la Bohême ou la Moldavie : " Il est trop tard, répondit Joachim ; mon cher Macirone, le dé en est jeté. "
Le 28 septembre Murat cingle vers l'Italie ; sept bâtiments étaient chargés de ses deux cent cinquante serviteurs. Il avait dédaigné de tenir à Royaume l'étroite patrie de l'homme immense ; plein d'espoir, séduit par l'exemple d'une fortune au-dessus de la sienne, il partait de cette île d'où Napoléon était sorti pour prendre possession du monde. Ce ne sont pas les mêmes lieux, ce sont les génies semblables qui produisent les mêmes destinées.
Une tempête dispersa la flottille ; Murat fut jeté le 8 octobre dans le golfe de Sainte-Euphémie, presque au moment où Bonaparte abordait le rocher de Sainte-Hélène. De ses sept prames, il ne lui en restait plus que deux, y compris la sienne. Débarqué avec une trentaine d'hommes, il essaye de soulever les populations de la côte ; les habitants font feu sur sa troupe. Les deux prames gagnent le large ; Murat était trahi. Il court à un bateau échoué ; il essaye de le mettre à flot. Le bateau reste immobile. Entouré et pris, Murat outragé du même peuple qui se tuait naguère à crier : " Vive le roi Joachim " est conduit au château de Pizzo. On saisit sur lui et ses compagnons des proclamations insensées. Elles montraient de quels rêves les hommes se bercent, jusqu'à leur dernier moment.
Tranquille dans sa prison, Murat disait : " Je ne garderai que mon royaume de Naples : mon cousin Ferdinand conservera la seconde Sicile. " Et dans ce moment une commission militaire condamnait Murat à mort. Lorsqu'il apprit son arrêt, sa fermeté l'abandonna quelques instants ; il versa des larmes ; il s'écria : " Je suis Joachim, Roi des Deux-Siciles ! " Il oubliait que Louis XVI avait été Roi de France, le duc d'Enghien petit-fils du grand Condé, et Napoléon, arbitre de l'Europe : la mort compte pour rien ce que nous fûmes.
Un prêtre, et toujours un prêtre, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, vint rendre à un coeur intrépide sa force défaillie. Le 13 octobre, Murat, après avoir écrit à sa femme est conduit dans une salle du château de Pizzo, renouvelant dans sa personne romanesque les aventures brillantes ou tragiques du moyen âge. Douze soldats qui peut-être avaient servi sous lui, l'attendaient disposés sur deux rangs. Murat voit charger les armes, refuse de se laisser bander les yeux, choisit lui-même, en capitaine expérimenté, le poste où les balles le peuvent mieux atteindre. Couché en joue, au moment du feu il dit : " Soldats, sauvez le visage ; visez au coeur ! " Il tombe tenant dans ses mains les portraits de sa femme et de ses enfants : ces portraits ornaient auparavant la garde de son épée. Ce n'était qu'une affaire de plus que le brave venait de vider avec la vie.
Les genres de mort différents de Napoléon et de Murat conservent les caractères de leur histoire.
Murat si fastueux, fut enterré sans pompe à Pizzo, dans une de ces églises chrétiennes dont le sein charitable reçoit miséricordieusement toutes les cendres.
Madame Récamier revient en France. - Lettre de Madame de Genlis.
La beauté exilée en Italie, revenait de Naples à Paris. Elle ne s'arrêta qu'à Rome, pour assister à l'entrée du Pape reprenant possession de ses états.
Dans le 23e livre de ces Mémoires vous avez conduit Pie VII, mis en liberté à Fontainebleau, jusqu'aux portes de Saint-Pierre. Joachim encore vivant allait disparaître et Pie VII reparaissait : derrière eux Napoléon était frappé ; la main du conquérant laissait tomber le Roi et se relever le pontife.
Pie VII fut reçu avec des cris qui ébranlaient les ruines de la ville des ruines. On détela sa voiture et la foule le traîna jusqu'aux degrés de l'église des Apôtres. Le Saint-Père ne voyait rien, n'entendait rien ; ravi en esprit, sa pensée était loin de la terre ; sa main se levait seulement sur le peuple par la tendre habitude des bénédictions. Il pénétra dans la Basilique au bruit des fanfares, au chant du Te Deum , aux acclamations des Suisses de la religion de Guillaume Tell. Les encensoirs lui envoyaient des parfums qu'il ne respirait pas ; il ne voulut point être porté sur le pavois à l'ombre du dais et des palmes ; il marcha comme un naufragé accomplissant un voeu à Notre-Dame de Bon-Secours, et chargé par le Christ d'une mission qui devait renouveler la face de la terre. Il était vêtu d'une robe blanche ; ses cheveux restés noirs malgré le malheur et les ans, contrastaient avec la pâleur de l'anachorète. Arrivé au tombeau des Apôtres il se prosterna ; il demeura plongé, immobile et comme mort dans les abîmes des conseils éternels. L'émotion était profonde, et des protestants témoins de cette scène, pleuraient à chaudes larmes.
Quel sujet en effet de méditations ! Un prêtre infirme, caduc, sans force, sans défense, enlevé du Quirinal, transporté captif au fond des Gaules, un martyr, qui n'attendait plus que sa tombe, délivré miraculeusement des mains de Napoléon qui avaient pressé le globe ; reprenant l'empire d'un monde indestructible, quand les planches d'une prison d'outre-mer et d'un cercueil, se préparaient pour ce formidable geôlier des peuples et des Rois !
Pie VII survécut à l'Empereur ; il vit revenir au Vatican les chefs-d'oeuvre, amis fidèles qui l'avaient accompagné dans son exil. Au retour de la persécution, le Pontife septuagénaire, prosterné sous la Coupole de Saint-Pierre, montrait à la fois toute la faiblesse de l'homme et toute la grandeur de Dieu. [Il semblait écouter la vie tombant dans l'Eternité.]
En descendant des Alpes de la Savoie, Madame Récamier trouva au Pont-de-Beauvoisin le drapeau blanc et la cocarde blanche : elle ne les avait jamais vus. Les processions de la Fête-Dieu parcourant les villages, semblaient être revenues avec le roi très chrétien. A Lyon la voyageuse tomba au milieu d'une fête pour la Restauration. L'enthousiasme était sincère. A la tête des réjouissances paraissaient Alexis de Noailles et le colonel Clary, beau-frère de Joseph Bonaparte. Ce qu'on raconte aujourd'hui de la froideur et de la tristesse dont la légitimité fut accueillie à la première Restauration, est une impudente menterie. La joie fut générale dans les diverses opinions, même parmi les Conventionnels, même parmi les Impérialistes (voyez les paroles de Carnot, livre VI, 3e partie de ces Mémoires ), les soldats exceptés ; leur noble fierté souffrait de ces revers. Aujourd'hui que le poids du gouvernement militaire ne se sent plus, que les vanités se sont réveillées, il faut nier les faits, parce qu'ils ne s'arrangent pas avec les théories du moment. Il convient à un système que la nation ait reçu les Bourbons avec horreur, et que la Restauration ait été un temps d'oppression et de misère. Cela conduit à de tristes réflexions sur la nature humaine. Si les Bourbons avaient eu le goût et la force d'opprimer, ils se pouvaient flatter de conserver longtemps le trône. Les violences et les injustices de Bonaparte, dangereuses à son pouvoir en apparence, le servirent en effet : on s'épouvante des iniquités, mais on s'en forge une grande idée ; on est disposé à regarder comme un être supérieur, celui qui se place au-dessus des lois.
Madame de Staël arrivée à Paris avant Madame Récamier, lui avait écrit plusieurs fois ; ce billet seul était parvenu à son adresse :
" Paris ce 20 mai.
" Je suis honteuse d'être à Paris sans vous, cher ange de ma vie. Je vous demande vos projets ? Voulez-vous que j'aille au-devant de vous à Coppet où je vais rester quatre mois ? Après tant de souffrances, ma plus douce perspective c'est vous, et mon coeur vous est à jamais dévoué. Un mot sur votre départ et votre arrivée. J'attends ce mot pour savoir ce que je ferai.
" Je vous écris à Rome, à Naples, etc. "
Madame de Genlis qui n'avait jamais eu de rapports avec Madame Récamier s'empressa de s'approcher d'elle. Je trouve dans un passage l'expression d'un voeu qui, réalisé, eut épargné au lecteur mon récit.
" 11 octobre.
" Voilà, Madame, le livre que j'ai eu l'honneur de vous promettre. J'ai marqué les choses que je désire que vous lisiez. (...) Venez, Madame, pour me conter votre histoire en ces termes , comme on fait dans les romans. Puis ensuite je vous demanderai de l'écrire en forme de souvenirs qui seront remplis d'intérêt, parce que dans la plus grande jeunesse vous avez été jetée avec une figure ravissante, un esprit plein de finesse et de pénétration au milieu de ce tourbillon d'erreurs et de folies ; que vous avez tout vu, et qu'ayant conservé pendant ces orages, des sentiments religieux, une âme pure, une vie sans tache, un coeur sensible et fidèle à l'amitié ; n'ayant ni envie, ni passions haineuses, vous peindrez tout avec les couleurs les plus vraies. Vous êtes un des phénomènes de ce temps-ci et certainement le plus aimable. Vous me montrerez vos souvenirs ; ma vieille expérience vous offrira quelques conseils et vous ferez un ouvrage utile et délicieux. N'allez pas me répondre : Je ne suis pas capable , etc.... Vous pouvez jeter sans remords les yeux sur le passé ; c'est en tout temps le plus beau des droits ; dans celui où nous sommes, c'est inappréciable. Profitez-en pour l'instruction des deux jeunes personnes que vous élevez ; ce sera pour elles votre plus grand bienfait. Adieu, Madame : permettez-moi de vous dire que je vous aime et que je vous embrasse de toute mon âme. "
Lettres de Benjamin Constant.
Maintenant que Madame Récamier est rentrée dans Paris, je vais retrouver pendant quelque temps mes premiers guides.
La Reine de Naples inquiète des résolutions du Congrès de Vienne, écrivit à Madame Récamier pour qu'elle lui découvrît un homme capable de traiter de ses intérêts à Vienne. Madame Récamier s'adressa à Benjamin Constant, et le pria de rédiger un mémoire. Cette circonstance eut sur l'auteur de ce mémoire l'influence la plus malheureuse ; un sentiment orageux fut la suite d'une entrevue. Sous l'empire de ce sentiment, Benjamin Constant déjà violent antibonapartiste (comme on le voit dans l' Esprit de conquête ), laissa déborder des opinions dont les événements changèrent bientôt le cours. De là une réputation de mobilité politique, funeste aux hommes d'Etat.
Madame Récamier tout en admirant Bonaparte était restée fidèle à sa haine contre l'oppresseur de nos libertés et contre l'ennemi de Madame de Staël. Quant à ce qui la regardait elle-même, elle n'y pensait pas, et elle eût fait bon marché de son exil. Les lettres que Benjamin Constant lui écrivit à cette époque serviront d'étude, sinon du coeur humain, du moins de la tête humaine.
" Mardi.
" Voici le Mémoire ; ne me le renvoyez pas, il pourrait se perdre parce que je suis obligé de sortir. J'irai le prendre à l'heure que vous voudrez et nous le lirons ensemble. Savez-vous que je n'ai rien vu durant cette vie, déjà si longue, et que vous troublez, rien au monde de pareil à vous ? J'ai porté votre image chez Monsieur de Talleyrand, chez Beugnot, chez moi, partout. J'en suis triste et presque étonné. Certes je ne plaisante pas car je souffre. Je me retiens sur une pente rapide. Il vous est si égal de faire souffrir dans ce genre. Les anges aussi ont leur cruauté. Enfin pour l'amour du roi Joachim, remettez-moi le Mémoire vous-même. Il ne serait pas prudent de me l'envoyer. Partez-vous ce soir ? Allez-vous à Angervilliers dimanche, ou quand vous voudrez ? Que me font mes autres engagements ? Revenez-vous demain ? Votre absence m'importune. Savez-vous que vous avez mis quelque volonté à me rendre fou ? Que ferez-vous si je le suis ? Enfin le Mémoire en main propre aujourd'hui. C'est un devoir à vous de ne pas le risquer. C'est un devoir de diplomatie. "
" Samedi.
" Je suis rentré chez moi inquiet et troublé de votre conversation de ce soir ; non que je me plaigne de vous et de votre adorable bonté qui est si nécessaire à ma vie ; mais gêné que j'étais par la présence de Monsieur Ballanche, je n'ai pas assez bien plaidé ma cause occupé trop uniquement de vous, je n'ai pas assez senti que mon sort était dans ses mains, que vous le consulteriez, et qu'il pourrait, sans vouloir me nuire, mais faute de me connaître, vous donner des impressions funestes. J'étais sur le point avant de sortir, de me jeter à ses genoux pour le supplier de ne pas me faire de mal. Mais tout ce qui me paraît théâtral me répugne, même quand c'est vrai. Je prends donc le seul parti qui me reste, je vous écris avant de me coucher et de chercher un peu de repos, si j'en puis trouver. Je ne vous ai dit ce soir aucune des choses que j'aurais dû vous dire. Vous avez demandé si souvent ce que vous deviez faire et ce qui résulterait de ma passion pour vous : je vais vous le dire, ange du ciel, ce que vous devez faire et ce qui en résultera. Cette passion n'est pas une passion ordinaire. Elle en a toute l'ardeur, elle n'en a pas les bornes. Elle met à votre disposition un homme spirituel, dévoué, courageux, désintéressé, sensible, dont jusqu'à ce jour les qualités ont été inutiles, parce qu'il lui manque la raison nécessaire pour les diriger. Eh bien ! soyez cette raison supérieure ; guidez-moi tandis que mes forces sont entières et que le temps s'ouvre devant moi, pour que je fasse quelque chose de beau et de bon. Vous savez comme ma vie a été dévastée par des orages venus de moi et des autres, et malgré cela, malgré tant de jours, de mois, d'années prodigués, j'ai acquis un peu de réputation. Né loin de Paris j'étais parvenu à y occuper une place importante. Aujourd'hui même, je ne puis me le cacher, les yeux sont tournés vers moi quand on a besoin d'une voix qui rappelle les idées généreuses. Je n'ai su tirer aucun parti de mes facultés qu'on reconnaît plus que je ne les sens moi-même, parce que je n'ai aucune raison. Emparez-vous de mes facultés, profitez de mon dévouement pour votre pays et pour ma gloire. Vous dites que votre vie est inutile, et la Providence remet entre vos mains un instrument qui a quelque puissance, si vous daignez vous en servir. Laissons de côté ces luttes sur des mots qui ne changent rien aux choses. Soyez mon ange tutélaire, mon bon génie, le Dieu qui ordonnera le chaos dans ma tête et dans mon coeur. Qui sait ce que l'avenir réserve à la France ? Et si je puis y faire triompher de nobles idées, et si c'est par vous que j'en reçois la force, si mes facultés, qu'on dit supérieures, servent à mon pays et à une sage liberté, direz-vous encore que votre vie n'a servi à rien ? Cette moralité dont vous m'accusez de manquer, rendez-la moi. La fatigue d'une exagération perpétuelle, plus pénible parce que les actions ne s'accordent pas aux paroles, cette fatigue m'a rendu sec, ironique, m'a ôté, dites-vous, le sens du bien et du mal. Je suis dans votre main comme un enfant : rendez-moi les vertus que j'étais fait pour avoir, usez de votre puissance, ne brisez pas l'instrument que le ciel vous confie. Votre carrière ne sera pas inutile si, dans un temps de dégradation et d'égoïsme, vous avez formé un noble caractère, donné à tout ce qui est bon un courageux défenseur, versé du bonheur dans une âme souffrante, de la gloire sur une vie que le découragement opprimait. Vous pouvez tout cela. Vous le pouvez par votre seule affection, mais ce que vous ne pouvez pas, c'est de me détacher de vous. Et vous ne pouvez pas non plus, avec votre nature angélique supporter l'affreuse douleur que vous m'infligeriez. Vous me feriez du mal inutilement. Car en me voyant au désespoir, mourant dans les convulsions à votre porte, vous reviendriez sur vos résolutions, et il n'y aurait eu que de la souffrance sans résultat, tandis qu'il peut y avoir du bonheur, de la gloire et de la morale.
" Faites-moi, si vous voulez être bonne, dire un seul mot que je puisse interpréter comme un léger signe d'amitié. N'est-ce pas, vous n'êtes pas de ces femmes qui sont d'autant plus indifférentes, qu'elles sont plus sures d'être aimées ? Non, vous êtes en figure, en esprit, en pureté, en délicatesse, l'être idéal que l'imagination concevrait à peine si vous n'existiez pas.
" Remettez cette lettre à Monsieur Ballanche. Je voudrais qu'il me jugeât bien, qu'il ne travaillât pas contre moi, qu'il ne m'empêchât pas de devenir par vous, ce que la nature veut que je sois, ce que la Providence m'a rendu la possibilité d'être, en faisant descendre sur la terre un de ses anges pour me diriger.
" Il est trois heures. - Voici mon livre : oh ! lisez-le. Je crois que vous y verrez pourtant que j'ai le sens du bien et du mal. "
" Mercredi.
" Je suis rentré chez moi dans la plus violente colère que j'aie éprouvée. Mon malheureux cocher à qui j'avais dit de rentrer chez lui avait compris qu'il devait entrer, et s'était niché dans la cour puis dans l'écurie. J'ai tremblé que je n'ébranlasse la maison, au milieu du silence qui régnait, et que vous ne m'en sussiez mauvais gré. En arrivant, j'ai grondé, payé, chassé homme, cheval et voiture. Mais l'inquiétude me reste, et au lieu de me coucher, je vous écris.
" Puisque j'ai commencé, je continue. Cela m'arrive si rarement que je vous supplie de me lire. Je n'ai rien à dire, il est vrai, que vous ne sachiez ; mais vous le répéter est un besoin continuel auquel je ne résiste que parce que vous m'avez inspiré presque autant de crainte que de passion. Certes vous me devez au moins cette justice que jamais sentiment si violent ne fut moins importun. Je vous aime comme le premier jour ou vous m'avez vu fondre en larmes à vos pieds. Je souffre autant à la moindre preuve d'indifférence et elles sont nombreuses. Ma vie est une inquiétude de chaque minute. Je n'ai qu'une pensée. Vous tenez tout mon être dans votre main comme Dieu tient sa créature. Un regard, un mot, un geste changent toute mon existence. Et pourtant je me soumets à tout parce que je ne pourrais vivre sans vous voir ; et souvent, le coeur tout meurtri des coups que vous me portez, sans vous en douter, je me force à de la gaîté pour obtenir de vous un sourire.(...) Ne voyez-vous pas combien votre empire est absolu, combien il force mon sentiment même à se maîtriser ? Quand je vous contemple, quand mes regards vous dévorent, quand chacun de vos mouvements porte le délire dans mes sens, un geste de vous me repousse et me fait trembler. Oh ! que je donnerais volontiers ma vie pour une heure !... Mais aussi n'êtes-vous pas un ange du ciel ! N'êtes-vous pas ce que la nature a créé de plus beau, de plus séduisant, de plus enchanteur, dans chaque regard, dans chaque mot que vous dites ? Y a-t-il une femme qui réunisse à tant de charmes cet esprit si fin, cette gaîté si naïve et si piquante, cet instinct admirable de tout ce qui est noble et pur ? Vous planez au milieu de tout ce qui vous entoure, modèle de grâce et de délicatesse et d'une raison qui étonne par sa justesse et qui captive par la bonté qui l'adoucit. Pourquoi cette bonté se dément-elle quelquefois, et pour moi seul ? Jamais je n'ai aimé, jamais personne n'a aimé comme je vous aime. Je vous l'ai dit ce soir, quand vous aurez à m'affliger, consolez-moi en m'indiquant un dévouement, un danger, une peine à supporter pour vous. Il est trop vrai, je ne suis plus moi, je ne puis plus répondre de moi. Crime, vertu, héroïsme, lâcheté, anéantissement, tout dépend de vous. Tout ce que je n'aurai pas fait vous en rendrez compte. Prenez-moi donc tout entier ; prenez-moi sans vous donner ; mais dites-vous bien que je suis avec vous comme un instrument aveugle, comme un être que vous seule animez, qui ne peut plus avoir d'âme que la vôtre. O mon Dieu ! si vous m'aimiez ! Enfin vous le voyez, vous m'avez à peu de frais. Faites de moi ce que vous voudrez. Quand vous ne voudrez pas me voir seule, je vous suivrai de mes regards dans le monde. Si votre porte m'était fermée, je me coucherais dans la rue à votre porte. Et pourtant quand je vous verrai, je ne vous dirai rien de tout cela parce que vous ne voulez pas l'entendre. Mais au moins vous pouvez le lire, cela ne vous engage à rien. Comparez ce sentiment avec d'autres, et au fond de votre coeur rendez-moi justice.
" Adieu, vous me pardonnez, n'est-ce pas, de vous avoir écrit ? J'ai vingt lettres commencées depuis dix jours et que l'idée qu'elles vous importunent m'a empêché de vous envoyer. Soyez bonne pour moi, ou bien soyez ce que vous voudrez. Rien ne m'empêchera de vous être dévoué jusqu'à la mort. Rien n'interrompra ce culte d'amour, cette admiration enthousiaste qui est tout ce qui peut remplir mon coeur et le seul sentiment qui me fasse vivre.
" Il est cinq heures : à sept ou huit je me lèverai pour faire le bulletin. Je ferai un article, quand vous le voudrez, pour Antigone . J'achèverai mon livre.(...) Donnez-moi donc plus de choses et des choses plus difficiles à faire. Demandez-moi la moitié de ma fortune pour les pauvres, la moitié de mon sang pour une cause qui vous intéresse ; servez-vous de moi de quelque manière, et, quand je vous aurai bien servie, pour me récompenser de mon zèle, servez-vous encore de moi. "
Voilà tout ce que pouvait faire d'une passion un esprit ironique et romanesque, sérieux et poétique : Rousseau n'est pas plus véritable ; mais il mêle à ses amours d'imagination, une mélancolie sincère et une rêverie réelle.
Retour de Bonaparte. - Articles de Benjamin Constant.
Cependant Bonaparte était débarqué à Cannes : la perturbation de son approche commençait à se faire sentir. Benjamin Constant envoya ce billet à Madame Récamier :
" Pardon si je profite des circonstances pour vous importuner ; mais l'occasion est trop belle. Mon sort sera décidé dans quatre ou cinq jours sûrement ; car quoique vous aimiez à ne pas le croire pour diminuer votre intérêt, je suis certainement, avec Marmont, Chateaubriand et Laisné, l'un des quatre hommes les plus compromis de France. Il est donc certain que si nous ne triomphons pas, je serai dans huit jours ou proscrit et fugitif, ou dans un cachot, ou fusillé. Accordez-moi donc pendant les deux ou trois jours qui précéderont la bataille, le plus que vous pourrez de votre temps et de vos heures. Si je meurs, vous serez bien aise de m'avoir fait ce bien, et vous seriez fâchée de m'avoir affligé.
" Mon sentiment pour vous est ma vie. Un signe d'indifférence me fait plus de mal que ne pourra le faire dans quatre jours mon arrêt de mort. Et quand je pense que le danger est un moyen d'obtenir de vous un signe d'intérêt, je n'en éprouve que de la joie.
" Avez-vous été contente de mon article et savez-vous ce qu'on en dit ? "
Benjamin Constant avait raison, il était aussi compromis que moi : attaché à Bernadotte il avait servi contre Napoléon ; il avait publié son écrit De l'esprit de conquête dans lequel il traitait le tyran plus mal que je ne le traitais dans ma brochure De Bonaparte et des Bourbons . Il mit le comble à ses périls en parlant dans les gazettes. Le 19 mars, au moment où Bonaparte était aux portes de la capitale, il fut assez ferme pour signer dans le Journal des Débats un article terminé par cette phrase :
" Je n'irai pas, misérable transfuge, me traîner d'un pouvoir à l'autre, couvrir l'infamie par le sophisme, et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. " Benjamin Constant écrivit à celle qui lui avait inspiré ces nobles sentiments :
" Je suis bien aise que mon article ait paru ; on ne peut au moins en soupçonner aujourd'hui la sincérité. Voici un billet que l'on m'écrit après l'avoir lu : si j'en recevais un pareil d'une autre , je serais gai sur l'échafaud !... "
Madame Récamier s'est toujours reproché d'avoir eu, sans le vouloir, une pareille influence sur une destinée honorable. Rien en effet n'est plus malheureux que d'inspirer à des caractères mobiles, ces résolutions énergiques qu'ils sont incapables de tenir.
Benjamin Constant démentit le 20 mars son article du 19 ; après avoir fait quelques tours de roues pour s'éloigner, il revint à Paris et se laissa prendre aux séductions de Bonaparte. Nommé Conseiller d'Etat il effaça ses pages généreuses en travaillant à la rédaction de l' Acte additionnel.
Depuis ce moment il porta au coeur une plaie secrète ; il n'aborda plus avec assurance la pensée de la postérité ; sa vie attristée et défleurie, n'a pas peu contribué à sa mort. Dieu nous garde de triompher des misères dont les natures les plus élevées ne sont point exemptes ! Le ciel ne nous donne des talents qu'en y attachant des infirmités ; expiations offertes à la sottise et à l'envie. Les faiblesses d'un homme supérieur, sont ces victimes noires que l'antiquité sacrifiait aux dieux infernaux : et pourtant ils ne se laissent jamais désarmer.
Madame de Krüdner. - Le Duc de Wellington.
Madame Récamier était restée en France pendant les Cent Jours, où la Reine Hortense l'invitait à demeurer ; la Reine de Naples lui offrait au contraire un asile en Italie.
Les Cent Jours passèrent.
Madame de Krüdner suivit les Alliés arrivés de nouveau à Paris. Elle était tombée du roman dans le mysticisme ; elle exerçait un grand empire sur l'esprit de l'Empereur de Russie. C'est elle qui fit donner à l' Alliance des Rois de l'Europe le nom de Sainte .
Madame de Krüdner logeait dans un hôtel du faubourg Saint-Honoré. Le jardin de cet hôtel s'étendait jusqu'aux Champs-Elysées. Alexandre arrivait incognito par une porte du jardin et des conversations politico-religieuses finissaient par de ferventes prières. Madame de Krüdner m'avait invité à l'une de ces sorcelleries célestes. Moi, l'homme de toutes les chimères, j'ai la haine de la déraison, l'abomination du nébuleux et le dédain des jongleries : on n'est pas parfait. La scène m'ennuya ; plus je voulais prier, plus je sentais la sécheresse de mon âme. Je ne trouvais rien à dire à Dieu, et le diable me poussait à rire. J'avais mieux aimé Madame de Krüdner lorsqu'environnée de fleurs et habitante encore de cette chétive terre, elle composait Valérie . Seulement je trouvais que mon vieil ami Monsieur Michaud, mêlé bizarrement à cette idylle, n'avait pas assez du berger, malgré son nom. Madame de Krüdner devenue séraphin, cherchait à s'entourer d'anges ; la preuve en est dans ce billet charmant de Benjamin Constant à Madame Récamier :
" Jeudi.
" Je m'acquitte avec un peu d'embarras d'une commission que Madame de Krüdner vient de me donner. Elle vous supplie de venir la moins belle que vous pourrez. Elle dit que vous éblouissez tout le monde, et que par là toutes les âmes sont troublées et toutes les attentions impossibles. Vous ne pouvez pas déposer votre charme ; mais ne le rehaussez pas. Je pourrais ajouter bien des choses sur votre figure, à cette occasion : mais je n'en ai pas le courage. On peut être ingénieux sur le charme qui plaît, mais non sur celui qui tue. Je vous verrai tout à l'heure. Vous m'avez indiqué cinq heures ; mais vous ne rentrerez qu'à six : et je ne pourrai vous dire un mot. Je tâcherai pourtant d'être aimable encore cette fois. "
Le duc de Wellington ne prétendait-il pas aussi à l'honneur d'attirer un regard de Juliette ? Un de ses billets que je transcris, n'a de curieux que la signature :
" A Paris, ce 13 janvier.
" J'avoue, Madame, que je ne regrette pas beaucoup que les affaires m'empêchent de passer chez vous après dîner, puisque à chaque fois que je vous vois, je vous quitte plus pénétré de vos agréments et moins disposé à donner mon attention à la politique !!!
" Je passerai chez vous demain à mon retour de chez l'abbé Sicard, en cas que vous vous y trouvassiez et malgré l'effet que ces visites dangereuses produisent sur moi.
" Votre très fidèle serviteur,
" Wellington. "
A son retour de Waterloo, entrant chez Madame Récamier, le duc de Wellington s'écria : " Je l'ai bien battu ! "
Dans un coeur français son succès lui aurait fait perdre la victoire, eût-il pu jamais y prétendre.
Je retrouve Madame Récamier. - Mort de Madame de Staël.
Ce fut à une douloureuse époque pour l'illustration de la France que je retrouvai Madame Récamier, ce fut à l'époque de la mort de Madame de Staël. Rentrée à Paris après les Cent Jours, l'auteur de Delphine était revenue souffrante ; je l'avais revue chez elle et chez Madame la duchesse de Duras. Peu à peu son état empirant, elle fut obligée de garder le lit. Un matin j'étais allé chez elle, rue Royale ; les volets des fenêtres étaient aux deux tiers fermés ; le lit rapproché du mur du fond de la chambre, ne laissait qu'une ruelle à gauche ; les rideaux retirés sur les tringles, formaient deux colonnes au chevet. Madame de Staël à demi assise était soutenue par des oreillers. Je m'approchai et quand mon oeil se fut un peu accoutumé à l'obscurité, je distinguai la malade. Une fièvre ardente animait ses joues. Son beau regard me rencontra dans les ténèbres, et elle me dit : " Bonjour, my dear Francis . Je souffre, mais cela ne m'empêche pas de vous aimer. " Elle étendit sa main que je pressai et baisai. En relevant la tête, j'aperçus au bord opposé de la couche, dans la ruelle, quelque chose qui se levait blanc et maigre : c'était Monsieur de Rocca, le visage défait, les joues creuses, les yeux brouillés, le teint indéfinissable : il se mourait ; je ne l'avais jamais vu, et ne l'ai jamais revu. Il n'ouvrit pas la bouche ; il s'inclina en passant devant moi ; on n'entendait point le bruit de ses pas : il s'éloigna à la manière d'une ombre. Arrêtée un moment à la porte la nueuse idole frôlant les doigts , se retourna vers le lit, pour ajourner Madame de Staël. Ces deux spectres qui se regardaient en silence, l'un debout et pâle, l'autre assis et coloré d'un sang prêt à redescendre et à se glacer au coeur, faisaient frissonner.
Peu de jours après Madame de Staël changea de logement. Elle m'invita à dîner chez elle, rue Neuve-des-Mathurins ; j'y allai. Elle n'était point dans le salon et ne put même assister au dîner ; mais elle ignorait que l'heure fatale était si proche. On se mit à table. Je me trouvai assis près de Madame Récamier. Il y avait douze ans que je ne l'avais rencontrée, et encore ne l'avais-je aperçue qu'un moment. Je ne la regardais point ; elle ne me regardait pas ; nous n'échangions pas une parole. Lorsque vers la fin du dîner, elle m'adressa timidement quelques mots sur la maladie de Madame de Staël, je tournai un peu la tête, je levai les yeux [et je vis mon ange gardien à ma droite.]
Je craindrais de profaner aujourd'hui par la bouche de mes années un sentiment qui conserve dans ma mémoire toute sa jeunesse et dont le charme s'accroît à mesure que ma vie se retire. J'écarte mes vieux jours pour découvrir derrière ces jours des apparitions célestes, pour entendre du bas de l'abîme les harmonies d'une région plus heureuse.
Madame de Staël mourut. Le dernier billet qu'elle écrivit à Madame de Duras, était tracé en grandes lettres dérangées comme celles d'un enfant. Un mot affectueux s'y trouvait pour Francis . Le talent qui expire saisit davantage que l'individu qui meurt : c'est une désolation générale dont la société est frappée ; chacun au même moment fait la même perte.
Avec Madame de Staël s'abattit une partie considérable du temps où j'ai vécu ; telle de ces brèches, qu'une intelligence supérieure en tombant forme dans un siècle, ne se répare jamais. Sa mort fit sur moi une impression particulière à laquelle se mêlait une sorte d'étonnement mystérieux. C'était chez cette femme illustre que j'avais connu Madame Récamier, et après de longs jours de séparation, Madame de Staël réunissait deux personnes voyageuses devenues presque étrangères l'une à l'autre : elle leur laissait à un repas funèbre son souvenir et l'exemple d'un attachement immortel. J'allai voir Madame Récamier rue Basse-du-Rempart et ensuite rue d'Anjou. Quand on s'est rejoint à sa destinée, on croit ne l'avoir jamais quittée : la vie selon l'opinion de Pythagore, n'est qu'une réminiscence. Qui, dans le cours de ses jours, ne se remémore quelques petites circonstances indifférentes à tous, hors à celui qui se les rappelle ? A la maison de la rue d'Anjou il y avait un jardin ; dans ce jardin un berceau de tilleuls entre les feuilles desquels j'apercevais un rayon de lune, lorsque j'attendais Madame Récamier : ne me semble-t-il pas que ce rayon est à moi et que si j'allais sous les mêmes abris, je le retrouverais ? Je ne me souviens guère du soleil que j'ai vu briller sur bien des fronts.
L'Abbaye-aux-Bois.
J'étais au moment d'être obligé de vendre la Vallée-aux-Loups, que Madame Récamier avait louée de moitié avec Monsieur de Montmorency. De plus en plus éprouvée par la fortune Madame Récamier se retira à l'Abbaye-aux-Bois.
La duchesse d'Abrantès parle ainsi de cette demeure :
" L'Abbaye-aux-Bois, avec toutes ses dépendances, ses beaux jardins, ses vastes cloîtres dans lesquels jouaient de jeunes filles de tous les âges, au regard insoucieux, à la parole folâtre, l'Abbaye-aux-Bois n'était connue que comme une sainte demeure à laquelle une famille pouvait confier son espoir ; encore ne l'était-elle que par les mères ayant un intérêt au delà de sa haute muraille. Mais une fois que la soeur Marie avait fermé la petite porte surmontée d'un attique, limite du saint domaine, on traversait la grande cour qui sépare le couvent de la rue, non seulement comme un terrain neutre, mais étranger.
" Aujourd'hui il n'en va pas ainsi : le nom de l'Abbaye-aux-Bois est devenu populaire ; sa renommée est générale et familière à toutes les classes : la femme qui y vient pour la première fois en disant à ses gens : " A l'Abbaye-aux-Bois ", est sûre de n'être pas questionnée par eux pour savoir de quel côté ils doivent tourner...
" D'où lui est venu en aussi peu de temps une renommée si positive, une illustration si connue ? Voyez-vous deux petites fenêtres tout en haut, dans les combles, là, au-dessus des larges croisées du grand escalier ? C'est une des petites chambres de la maison. Eh bien ! c'est pourtant dans son enceinte que la renommée de l' Abbaye-aux-Bois a pris naissance ; c'est de là qu'elle est descendue, qu'elle est devenue populaire. Et comment ne l'aurait-elle pas été lorsque toutes les classes de la société savaient que dans cette chambre habitait une femme dont la vie était déshéritée de toutes les joies, et qui néanmoins avait des paroles consolantes pour tous les chagrins, des mots magiques pour adoucir toutes les douleurs, des secours pour toutes les infortunes ?
" Lorsque du fond de sa prison, Couder entrevit l'échafaud (il était compromis dans l'affaire de Bories), quelle fut la pitié qu'il invoqua ? " Va chez Madame Récamier, dit-il à son frère, dis-lui que je suis innocent devant Dieu... Elle comprendra ce témoignage. "
" Et Couder fut sauvé. Madame Récamier associa à son action libératrice cet homme qui possède en même temps le talent et la bonté : Monsieur Ballanche seconda ses démarches, et l'échafaud dévora une vie de moins.
" C'était presque une merveille présentée à l'étude de l'esprit humain que cette petite cellule dans laquelle une femme dont la réputation est plus qu'européenne était venue chercher du repos et un asile convenable. Le monde est ordinairement oublieux de ceux qui ne le convient plus à leurs festins : il ne le fut pas pour celle qui jadis, au milieu de ses joies, écoutait encore plus une plainte que l'accent du plaisir. Non seulement la petite chambre du troisième de l'Abbaye-aux-Bois fut toujours le but des courses des amis de Madame Récamier, mais comme si le prestigieux pouvoir d'une fée eût adouci la raideur de la montée, ces mêmes étrangers qui réclamaient comme une faveur d'être admis dans l'élégant hôtel de la Chaussée-d'Antin, sollicitaient encore la même grâce. C'était pour eux un spectacle vraiment aussi remarquable qu'aucune rareté de Paris, de voir, dans un espace de dix pieds sur vingt, toutes les opinions réunies sous une même bannière, marcher en paix et se donner presque la main.
" Le Vicomte de Chateaubriand racontait à Benjamin Constant les merveilles inconnues de l'Amérique ; Mathieu de Montmorency avec cette urbanité personnelle à lui-même, cette politesse chevaleresque de tout ce qui porte son nom, était aussi respectueusement attentif pour Madame Bernadotte allant régner en Suède qu'il l'aurait été pour la soeur d'Adélaïde de Savoie, fille d'Humbert aux blanches mains, cette veuve de Louis le Gros qui avait épousé un de ses ancêtres. Et l'homme des temps féodaux n'avait aucune parole amère pour l'homme des jours libres.
" Assises à côté l'une de l'autre sur le même divan, la duchesse du faubourg Saint-Germain devenait polie pour la duchesse impériale ; rien n'était heurté enfin dans cette cellule unique...
" Lorsque je revis Madame Récamier dans cette chambre, je revenais à Paris, d'où j'avais été longtemps absente. C'était un service que j'avais à lui demander, et j'allais à elle avec confiance. Je savais bien par des amis communs, à quel degré de force s'était porté son courage ; mais j'en manquai en la voyant là, sous les combles, aussi paisible, aussi calme que dans les salons dorés de la rue du Mont-Blanc.
" Eh quoi ! me dis-je, toujours des souffrances ! Et mon oeil humide s'arrêtait sur elle avec une expression qu'elle dut comprendre. Hélas ! mes souvenirs franchissaient les années, ressaisissaient le passé ! Toujours battue de l'orage, cette femme que la renommée avait placée tout en haut de la couronne de fleurs du siècle, depuis dix ans, voyait sa vie entourée de douleurs, dont le choc frappait à coups redoublés sur son coeur et la tuait ! (...)
" Lorsque guidée par d'anciens souvenirs et un attrait constant, je choisis l'Abbaye-aux-Bois pour mon asile, la petite chambre du troisième qu'elle avait occupée dix ans, n'était pas habitée par celle que j'aurais été y chercher. Madame Récamier occupait alors un appartement plus spacieux. C'est là que je l'ai vue de nouveau.
" La mort avait éclairci les rangs des combattants autour d'elle, et de tous ces champions politiques Monsieur de Chateaubriand était parmi ses amis, presque le seul qui eût survécu. Mais vint à sonner aussi pour lui l'heure des mécomptes et de l'ingratitude royale. Il fut sage ; il dit adieu à ces faux semblants de bonheur et abandonna l'incertaine puissance tribunitienne pour en ressaisir une plus positive.
" On a déjà vu que dans ce salon de l'Abbaye-aux-Bois, il s'agite d'autres intérêts que des intérêts littéraires, et que ceux qui souffrent peuvent tourner vers lui un regard d'espérance. Dans l'occupation constante où je suis depuis quelques mois de ce qui a rapport à la famille de l'Empereur, j'ai trouvé quelques documents qui ne me paraissent pas être hors d'oeuvre en ce moment.
" La Reine d'Espagne se trouvait dans l'obligation absolue de rentrer en France. Elle écrivit à Madame Récamier pour la prier de s'intéresser à la demande qu'elle faisait de venir à Paris. Monsieur de Chateaubriand était alors au ministère, et la Reine d'Espagne connaissant la loyauté de son caractère, avait toute confiance dans la réussite de sa sollicitation. Cependant la chose était difficile parce qu'il y avait une loi qui frappait toute cette famille malheureuse, même dans ses membres les plus vertueux. Mais Monsieur de Chateaubriand avait en lui ce sentiment d'une noble pitié pour le malheur, qui lui fit écrire plus tard ces mots touchants :
Sur le compte des grands je ne suis pas suspect :
Leurs malheurs seulement attirent mon respect.
Je hais ce Pharaon que l'éclat environne ;
Mais s'il tombe, à l'instant j'honore sa couronne.
Il devient à mes yeux Roi par l'adversité ;
Des pleurs je reconnais l'auguste autorité :
Courtisan du malheur, etc..., etc.
" Monsieur de Chateaubriand écouta les intérêts d'une personne malheureuse ; il interrogea son devoir qui ne lui imposa pas la crainte de redouter une faible femme, et deux jours après la demande qui lui fut adressée, il écrivit à Madame Récamier que Madame Joseph Bonaparte pouvait rentrer en France, demandant où elle était afin de lui adresser par Monsieur Durand de Mareuil notre ministre alors à Bruxelles, la permission de venir à Paris sous le nom de la Comtesse de Villeneuve. Il écrivit en même temps à Monsieur Fagel.
" J'ai rapporté ce fait avec d'autant plus de plaisir qu'il honore à la fois celle qui demande et le ministre qui oblige ; l'une par sa noble confiance, l'autre par sa noble humanité. "
Madame d'Abrantès loue beaucoup trop ma conduite qui ne valait même pas la peine d'être remarquée ; mais comme l'auteur ne raconte pas tout sur l'Abbaye-aux-Bois, je vais suppléer à ce qu'il a oublié ou omis.
Le capitaine Roger, autre Couder, avait été condamné à mort. Madame Récamier m'avait associé à son oeuvre pie pour le sauver. Benjamin Constant était également intervenu en faveur de ce compagnon de Caron, et il avait remis au frère du condamné la lettre suivante pour Madame Récamier :
" Je ne me pardonnerais pas, Madame, de vous importuner toujours, mais ce n'est pas ma faute s'il y a sans cesse des condamnations à mort. Cette lettre vous sera remise par le frère du malheureux Roger, condamné avec Caron. C'est l'histoire la plus odieuse et la plus connue. Le nom seul mettra Monsieur de Chateaubriand au fait. Il est assez heureux pour être à la fois le premier talent du ministère et le seul ministre sous lequel le sang n'ait pas coulé. Je n'ajoute rien. Je m'en remets à votre coeur. Il est bien triste de n'avoir presque à vous écrire que pour des affaires douloureuses. Mais vous me pardonnerez, je le sais, et je suis sûr que vous ajouterez un malheureux de plus à la nombreuse liste de ceux que vous avez sauvés.
" Mille tendres respects.
" B.Constant. "
" Paris le premier mars 1823. "
Quand le capitaine Roger fut mis en liberté il s'empressa de témoigner sa reconnaissance à ses bienfaiteurs. Un après-dîner j'étais chez Madame Récamier comme de coutume. Tout à coup apparaît cet officier, il nous dit avec un accent du midi : " Sans votre intercession, ma tête roulait sur l'échafaud ! " Nous étions stupéfaits, car nous avions oublié nos mérites. Il s'écriait rouge comme un coq : " Vous ne vous en souvenez pas ! Vous ne vous en souvenez pas ! " Nous faisions vainement mille excuses de notre peu de mémoire : il partit entre-choquant les éperons de ses bottes, furieux de ce que je ne me souvenais pas de notre bonne action, comme s'il eût eu à nous reprocher sa mort.
Vers cette époque Talma demanda à Madame Récamier à me rencontrer chez elle, pour s'entendre avec moi sur quelques vers de l' Othello de Ducis, qu'on ne lui permettait pas de dire tels qu'ils étaient. Je laissai les dépêches et je courus au rendez-vous : je passai la soirée à refaire avec le moderne Roscius les vers malencontreux. Il me proposait un changement, je lui en proposais un autre ; nous rimions à l'envi. Nous nous retirions à la croisée ou dans un coin pour tourner et retourner un hémistiche. Nous eûmes beaucoup de peine à tomber d'accord pour le sens et pour l'harmonie. Il eût été assez curieux de me voir, moi, Ministre de Sa Majesté Louis XVIII, lui, Talma, Roi de la scène, oubliant ce que nous pouvions être, jouter de verve en donnant au Diable la censure et toutes les grandeurs du monde. Mais si Richelieu faisait représenter ses drames en lâchant Gustave III sur l'Allemagne, ne pouvais-je pas, humble secrétaire d'Etat, m'occuper des tragédies des autres, en allant chercher l'indépendance de la France à Madrid ?
Madame la duchesse d'Abrantès dont j'ai salué le cercueil dans l'église de Chaillot, n'a peint que la demeure habitée de Madame Récamier ; je parlerai de l'asile solitaire . Un corridor noir séparait deux petites pièces ; je prétendais que ce vestibule était éclairé d'un jour doux. La chambre à coucher était ornée d'une bibliothèque, d'une harpe, d'un piano, du portrait de Madame de Staël et d'une vue de Coppet au clair de lune. Sur les fenêtres étaient des pots de fleurs.
Quand tout essoufflé, après avoir grimpé quatre étages, j'entrais dans la cellule aux approches du soir, j'étais ravi. La plongée des fenêtres était sur le jardin de l'Abbaye, dans la corbeille verdoyante duquel tournoyaient des religieuses et couraient des pensionnaires. La cime d'un acacia arrivait à la hauteur de l'oeil. Des clochers pointus coupaient le ciel et l'on apercevait à l'horizon les collines de Sèvres. Le soleil couchant dorait le tableau et entrait par les fenêtres ouvertes. Madame Récamier était à son piano ; l' Angelus tintait ; les sons de la cloche, qui semblait pleurer le jour qui se mourait : " il giorno pianger che si muore ", se mêlaient aux derniers accents de l'invocation à la nuit, du Roméo et Juliette de Steibelt. Quelques oiseaux se venaient coucher dans les jalousies relevées de la fenêtre. Je rejoignais au loin le silence et la solitude, par-dessus le tumulte et le bruit d'une grande cité.
Dieu en me donnant ces heures de paix, me dédommageait de mes heures de trouble ; j'entrevoyais le prochain repos que croit ma foi, que mon espérance appelle. Agité au dehors par les occupations politiques ou dégoûté par l'ingratitude des Cours, la placidité du coeur m'attendait au fond de cette retraite, comme le frais des bois au sortir d'une plaine brûlante. Je retrouvais le calme auprès d'une femme de qui la sérénité s'étendait autour d'elle, sans que cette sérénité eût rien de trop égal, car elle passait au travers d'affections profondes. Hélas ! les hommes que je rencontrais chez Madame Récamier, Mathieu de Montmorency, Camille Jordan, Benjamin Constant, le duc de Laval ont été rejoindre Hingant, Joubert, Fontanes, autres absents d'une autre société absente. Parmi ces amitiés successives, se sont élevés de jeunes amis, rejetons printaniers d'une vieille forêt où la coupe est éternelle. Je les prie, je prie Monsieur Ampère, qui veut bien me remplacer quand j'aurai disparu et qui lira ceci en revoyant mes épreuves, je leur demande à tous de me conserver quelque souvenir : je leur remets le fil de la vie dont Lachésis laisse échapper le bout sur mon fuseau. Mon inséparable camarade de route, Monsieur Ballanche, s'est trouvé seul au commencement et à la fin de ma carrière ; il a été témoin de mes liaisons rompues par le temps, comme j'ai été témoin des siennes entraînées par le Rhône. Les fleuves minent toujours leurs bords.
Le malheur de mes amis a souvent penché sur moi et je ne me suis jamais dérobé au fardeau sacré : le moment de la rémunération est arrivé : un attachement sérieux daigne m'aider à supporter ce que leur multitude, ajoute de pesanteur à des jours mauvais. En approchant de ma fin, il me semble que tout ce que j'ai aimé, je l'ai aimé dans Madame Récamier, et qu'elle était la source cachée de mes affections. Mes souvenirs de divers âges, ceux de mes songes, comme ceux de mes réalités, se sont pétris, mêlés, confondus pour faire un composé de charmes et de douces souffrances, dont elle est devenue la forme visible. Elle règle mes sentiments, de même que l'autorité du ciel a mis le bonheur, l'ordre et la paix dans mes devoirs.
Je l'ai suivie la voyageuse par le sentier qu'elle a foulé à peine ; je la devancerai bientôt dans une autre patrie. En se promenant au milieu de ces Mémoires , dans les détours de la Basilique que je me hâte d'achever, elle pourra rencontrer la chapelle qu'ici je lui dédie ; il lui plaira peut-être de s'y reposer : j'y ai placé son image.