Sur Venise


Chapitre 10


Venise, du 10 au 17 septembre 1833.


Beaux génies inspirés par Venise. - Anciennes et nouvelles courtisanes. - Rousseau et Byron nés malheureux.


(...) Lord Byron comptait vraisemblablement la Fornarina parmi les femmes dont la beauté ressemblait à celle du Tigre soupant : qu'est-ce donc si lui et Rousseau avaient vu les anciennes courtisanes de Venise, et non leur race dégénérée ? Montaigne qui ne cache jamais rien, raconte que cela lui sembla autant " admirable que nulle autre chose, d'en voir un tel nombre, comme de cent cinquante ou environ, faisant une dépense en meubles et vêtements de princesse, n'ayant d'autre fonds à se maintenir que de cette traficque ".

Quand les Français s'emparèrent de Venise ils défendirent aux courtisanes de placer à leurs fenêtres le petit phare des Héro, qui servait à guider les Léandre. Les Autrichiens ont supprimé, comme corporation, les Benemerite meretrici du sénat vénitien. Aujourd'hui elles ne ressemblent plus qu'aux créatures vagabondes des rues de nos villes.

A quelques pas de mon auberge, est une maison à la porte de laquelle se balancent, pour enseigne, trois ou quatre malheureuses assez belles et demi-nues. Un caporal schlagen collé le long de la muraille, les bras allongés, la paume des deux mains appliquée au fémur, la poitrine effacée, le cou raide, la tête fixe, ne la tournant ni à droite, ni à gauche, est en faction devant ces Demoiselles qui se moquent de lui, et cherchent à lui faire violer sa consigne. Il voit entrer et sortir les Pourchois , avertissant par sa présence que tout se doit passer sans scandale et sans bruit : on ne s'est pas encore avisé en France de mettre l'obéissance de nos conscrits, à cette épreuve.

Plaignons Rousseau et Byron d'avoir encensé des autels peu dignes de leurs sacrifices. Peut-être avares d'un temps dont chaque minute appartenait au monde, n'ont-ils voulu que le plaisir, chargeant leur talent de le transformer en passion et en gloire. A leurs lyres la mélancolie, la jalousie, les douleurs de l'amour ; à eux sa volupté et son sommeil sous des mains légères. Ils cherchaient de la rêverie, du malheur, des larmes, du désespoir dans la solitude les vents, les ténèbres, les tempêtes, les forêts, les mers, et venaient en composer pour leurs lecteurs, les tourments de Childe-Harold et de Saint-Preux sur le sein de Zulietta et Marguerite.

Quoi qu'il en soit, dans le moment de leur ivresse, l'illusion de l'amour était complète pour eux. Du reste ils savaient bien qu'ils tenaient l'infidélité même dans leurs bras, qu'elle allait s'envoler avec l'aurore : elle ne les trompait pas par un faux semblant de constance ; elle ne se condamnait pas à les suivre, lassée de leur tendresse ou de la sienne. Somme toute, Jean-Jacques et Lord Byron ont été des hommes infortunés ; c'était la condition de leur génie : le premier s'est empoisonné, le second fatigué de ses excès et sentant le besoin d'estime, est retourné aux rives de cette Grèce où sa Muse et la Mort l'ont tour à tour bien servi.


Glory and Greece around us see !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

The land of honorable death

Is here - up to the field, and give

Away thy breath !


" Voyez la gloire et la Grèce autour de nous... La place d'une honorable mort est ici. - Au champ ! et abandonne ta vie. "


Chapitre 11


Venise, du 10 au 17 septembre 1833.


Zanze.


Comme je prenais au crayon les notes de tout ceci, en déjeunant longuement à ma petite table, un sbire rôdait autour de moi : il me connaissait sans doute, et n'osait rien me dire. Détesté des Rois dont j'ai l'honneur d'être le très humble mais très peu obéissant serviteur, je leur représente la liberté de la presse incarnée.

Hyacinthe me vint rejoindre au café et m'apprendre le succès des recherches relatives à Zanze. Le père de celle-ci Brollo, le geôlier, était mort depuis quelques années ; la mère de Zanze logeait derrière l'Académie des Beaux-Arts, au palais Cicognara qu'elle louait du propriétaire et dans lequel elle sous-louait des chambres à des artistes, des commis et des officiers de la garnison. La veuve de Brollo avait deux fils : l'un, Angelo, travaillait chez un fabricant de mosaïques, l'autre, Antonio, tenait le comptoir d'un marchand de fromage ; Zanze était mariée ; elle demeurait chez sa mère avec son mari, employé à la Centrale : elle s'occupait de mosaïques et de broderies.

Les choses arrivées à ce point, je me résolus de faire une visite à Mme Brollo. J'allai prendre Antonio à l'auberge, et nous partîmes en gondole.

La geôlière me vint recevoir à sa porte sur la calle . Nous montâmes un escalier : Mme Brollo marchait devant, comme si elle m'eût conduit en prison, me demandant pardon de m'introduire d'abord dans une cuisine. Zanze était à l'Académie avec un élève et elle avait emporté la clef de sa chambre ; mais Mme Brollo avisant une double clef pendue à un clou, s'empressa de m'ouvrir l'appartement de sa fille.

La chambre était grande, éclairée par deux fenêtres. Un large lit de six pieds sans rideaux, une table et quelques chaises, complétaient l'ameublement.

L'auguste veuve détacha du mur un portrait de François II, en petites perles de verre ; ouvrage de la Zanze : je me présentais comme un amateur de mosaïques. Antonio fut dépêché en courrier à la brodeuse du portrait.

Resté seul avec Mme Antonia Brollo, nous commençâmes une conversation fort animée. Mme Antonia a été mariée deux fois ; son premier mari, Jean Olagnon, était un Picard, mort à l'armée d'Egypte. Mme Antonia sait le français, et le prononce même assez bien, mais elle a de la peine à trouver les mots : elle se servait donc presque toujours de la langue italienne mêlée de patois vénitien. Voici le portrait de la Carceriere par Pellico. " La moglie era quella che piu manteneva il contegno ed il carattere di carceriere. Era una donna di viso asciutto, asciutto, verso i quarant'anni, di parole asciutte, asciutte, non dante il minimo segno d'essere capace di qualche benevolenza ad altri che a suoi figli. " " La femme était celle qui maintenait plus la contenance et le caractère du geôlier. C'était une femme de visage sec (ou aigre), d'environ quarante années, de paroles sèches, ne donnant pas le moindre signe d'être capable de quelque bénévolence à autre qu'à ses enfants. "

Mme Antonia a dû changer depuis dix ans. Voici son nouveau signalement :

Petite femme d'un air fort commun. figure ronde ; teint coloré ; n'ayant rien sur la tête que ses cheveux grisonnants ; paraissant fort avide et fort occupée des moyens de faire vivre sa famille.

Quand nous avons été assis l'un près de l'autre, elle s'est emparée de ma main qu'elle a serrée et qu'elle a voulu baiser : j'ai retiré ma main par modestie et j'ai dit :

- Madame Antonia, vous avez connu M. Silvio Pellico ?

- Signor, si. un carbonaro ; tutti carbonari !

- Vous lui portiez son café dans la journée, et souvent votre fille vous remplaçait ?

- Vero, la sua Eccellenza.

- Avez-vous deux filles ?

- No, monsieur ; une seule.

- Et qui s'appelle Zanze ?

- Signor, si, et due garçons.

- C'est ça même. Et votre fille servait très bien M. Silvio Pellico ?

- Signor, si : tutti dottori, canonici, nobili. Quand ils furent condamnés, o Dio ! je présentai un cierge, gros comme ça, à Nostra Dama di Pietà .

Ici Mme Antonia me raconta qu'après le jugement on l'avait mise elle, son mari et toute sa famille nella strada , avec vingt sous dans sa poche ; qu'elle réclama, demanda une pension, menaça d'écrire à l'Empereur, et qu'enfin elle obtint cent écus à l'aide desquels elle a élevé ses enfants.

Antonio est arrivé avec Zanze.

J'ai vu apparaître une femme plus petite encore que sa mère, enceinte de sept ou huit mois, cheveux noirs nattés, chaîne d'or au cou, épaules nues et très belles, yeux longs de couleur grise et di pietosi sguardi , nez fin, physionomie fine, visage effilé, sourire élégant, mais les dents moins perlées que celles des autres femmes de Venise, le teint pâle plutôt que blanc, la peau sans transparence, mais aussi sans rousseurs.

Antonio est devenu le truchement de la conversation générale.

J'ai dit à Zanze qu'admirateur de M. Pellico, j'avais voulu voir une femme qui fut si bonne pour un pauvre prisonnier.

Zanze m'avait saisi la main comme sa mère, et je ne sais pourquoi je n'ai pas retiré ma main. Zanze paraissait chercher dans sa mémoire le nom que je venais de prononcer ; puis : " Oui ! oui ! M. Pellico ; je m'en souviens ; un Carbonaro .

- Savez-vous qu'il a écrit un ouvrage sur ses prisons et qu'il y parle de vous ?

- Non, je ne sais pas.

Le vieil Antonio qui savait tout, prenant moins de précaution, et avec un sourire très drôle, a dit :

- Mais, Zanze, vous lui avez conté que vous étiez en amour.


Siora Zanze

Comment ! inamorata ! invaghita ! Eh ! j'allais à l'école ; j'étais une toute petite fille ! Je n'avais pas douze ans.


Antonio

Corpo di Christo ! à douze ans, on est très bien en amour à Venise.


Siora Antonia

Tu avais quatorze ans, Zanze ; tu étais en amour : c'est vrai.


Siora Zanze

Ça n'est pas vrai ; je n'ai été en amour qu'après avoir été envoyée à la campagne, parce que j'étais malade. J'ai été en amour alors avec mon cousin.

- Et vous avez épousé votre cousin ai-je dit ?

- No, Eccellenza : je n'ai pas épousé mon cousin.

J'ai ri. Mme Antonia a raconté que Brollo ayant appris la condamnation probable des prisonniers, avait fait partir ses enfants pour la campagne.

J'ai repris : - Il y avait peut-être dans la prison une autre Zanze ? vous n'êtes peut-être pas la Zanze qui portait le café à M. Silvio Pellico ?

- Oui, oui, il n'y avait dans la prison d'autre Zanze que moi. La fille du secondino s'appelait... (j'oublie le nom) : c'était déjà une vieille fille. "

Zanze reprenant ma main dans les deux siennes s'est mise à me détailler l'histoire de ses études de mosaïques. Elle s'embellissait à mesure qu'elle parlait. Pellico a très bien peint le charme de ce qu'il appelle la laideur de la petite geôlière, bruttina : grazioze, adulazioncelle, venezianina adolescente sbirra . Zanze au compte même de sa mère, a vingt-quatre ans ; elle en avait quatorze lorsqu'elle confiait les peines de cet âge à l'auteur de Françoise de Rimini . Elle n'avait pas alors eu trois enfants et n'était pas enceinte d'un quatrième. Zanze m'a dit que deux de ses enfants étaient morts et qu'elle n'en avait plus qu'un. Et où est donc le quatrième, ai-je demandé ? Zanze a ri, et regardant sa grosse ceinture, elle a dit : stimo costui .

Antonio m'adressant la parole en français : " Elle ne conviendra pas de ses aveux à Pellico ; mais c'est bien sûr. "

" - Je ne cherche point, ai-je répondu, le secret de Zanze, et si vous ne lui aviez pas parlé de ses amours, je ne lui en aurais pas dit un mot. Demandez maintenant à Zanze si elle veut que je lui envoye le mie Prigioni ; elle les lira et me dira si elle se rappelle des circonstances qu'elle peut avoir oubliées. " - Zanze a accepté la proposition. mais elle a recommandé de n'apporter le livre qu'après l'heure où son mari se rend à son bureau. " - Mon mari, a-t-elle ajouté, est plus jeune que moi d'un an. "

Voilà où nous en sommes : je dois revenir acheter quelques petits ouvrages de Zanze. Elle m'a reconduit avec sa mère jusqu'à la porte de la calle . La vieille ne perdait pas de vue son affaire et m'invitait fort à ritornare . Zanze était plus réservée.

Telle est la puissance du talent : Pellico a prêté à sa consolatrice bruttina qui chassait si bien les mouches avec son éventail, un charme qu'elle n'a peut-être pas. La Siora Zanze est un ange d'amour quand après avoir baisé un verset de la Bible, elle dit au prisonnier : " Toutes les fois que vous relirez ce passage, je voudrais que vous vous souvinssiez que j'y ai imprimé un baiser. " Elle est d'une séduction irrésistible lorsque Pellico s'enchaînant de ses chers bras, d' alle sue care braccia , sans la serrer contre lui, sans lui donner un baiser lui dit balbutiant : Vi prego, Zanze, non m'abbraciate mai ; cio non va bene .


Chapitre 12


Venise, du 10 au 17 septembre 1833.


Madama Mocenigo. - Le Comte Cicognara. - Buste de Mme Récamier.


J'avais rencontré de fortune à Paris, sous l'Empire, Mme Mocenigo dont les ancêtres furent sept fois honorés du Dogat. Bonaparte pour régénérer l'Italie, forçait les grandes familles transalpines à lui livrer leurs enfants. Mme Mocenigo, enveloppée dans la mesure commune, préparait ses deux petits Doges sur la montagne Sainte-Geneviève, au service du soldat impérialisé. Le temps n'était plus où Venise contraignait un empereur à s'humilier devant elle, pour obtenir la liberté d'un fils.

Mme Mocenigo ayant appris mon passage dans sa ville natale, eut l'obligeance de désirer me revoir. Je me rendis chez la grande Dame en sortant de mon rendez-vous avec la petite Soria .

Le moderne poète d'Albion a consacré par sa présence l'un des trois palais Mocenigo. Un poteau planté dans le grand canal, indique au passant l'ancienne demeure de Byron. On est moins touché de découvrir sur ce poteau les armoiries demi effacées du noble Lord, qu'on ne serait attendri d'y voir suspendue sa lyre brisée.

Mme Mocenigo vit retranchée dans un tout petit coin de son Louvre dont la vastitude la submerge, et dont le désert gagne chaque jour sur la partie habitée. Je l'ai trouvée assise en face du tableau original de la Gloire du Paradis, de Tintoret. Son portrait (le portrait de Mme Mocenigo) peint dans sa jeunesse (titre primordial et authentique de sa beauté) était attaché au mur devant elle : quelquefois une Vue de Venise dans son premier éclat, par Canaletto, fait pendant d'une Vue de Venise défaillante par Bonington.

Toutefois Mme Mocenigo est encore belle, mais comme on l'est à l'ombre des années. Je l'ai accablée de compliments qu'elle m'a rendus ; nous mentions tous deux, et nous le savions bien : " Madame, vous êtes plus jeune que jamais. - Monsieur, vous ne vieillissez point. " Nous nous sommes pris à nous lamenter sur les ruines de Venise, pour éviter de parler des nôtres ; nous mettions au compte de la République toutes les plaintes que nous faisions du temps, tous nos regrets des jours écoulés. J'ai baisé respectueusement en me retirant la main de la fille des Doges ; mais je regardais de côté cette autre belle main du portrait qui semblait se dessécher sous mes lèvres : quand la jeune main de la plébéienne Zanze, avait pressé la mienne, je ne m'étais aperçu d'aucune transformation.

M. Gamba, mon savant patron, m'attendait chez le comte Cicognara. Le comte est un homme de grande taille et de belle mine ; mais réduit par la phtisie, à un état de maigreur effrayant. Il s'est levé avec peine de son fauteuil pour me recevoir et m'a dit : " Je vous aurai donc vu avant de mourir ! "

- " Monsieur, lui ai-je répondu vous me prévenez ; j'allais précisément vous dire ce que vous venez de me dire : il est probable que je m'en irai le premier. Je suis heureux de contempler l'homme qui a rendu la vie à Venise, autant qu'on peut ranimer des cendres illustres. "

Mme Cicognara était là, et voulait empêcher son mari de parler ; les efforts de sa tendresse ont été inutiles. Pour la première fois depuis que j'étais au delà des Alpes, j'ai causé de politique ; nous avons gémi sur l'Italie. La conversation est ensuite tombée sur les arts. j'ai félicité M. Cicognara de la découverte de l' Assomption du Titien : le curé qui avait abandonné ce tableau sans en connaître le mérite, a voulu depuis intenter un procès à l'ingénieux amateur : l'affaire s'est arrangée.

Je savais l'admiration exclusive de M. Cicognara pour Canova : j'ai cru devoir lui citer l'urne qui renferme, à l'Académie, la main du statuaire, bien que cette charcuterie, ce dépècement d'un corps humain, cette adoration matérielle de la griffe d'un squelette, me soient abominables. On trouve le buste de Canova dans les auberges et jusque dans les chaumières des paysans de la Lombardie-Vénitienne. Nous sommes loin de ce goût des arts, et de cet orgueil national. Si nous possédons quelques talents, nous nous empressons de les déprécier : il semble qu'on nous vole ce qu'on admire. Nous ne pouvons souffrir aucune réputation ; nos vanités prennent ombrage de tout ; chacun se réjouit intérieurement quand un homme de mérite vient à mourir : c'est un rival de moins ; son bruit importun empêchait d'entendre celui des sots et le concert croassant des médiocrités. On se hâte d'empaqueter l'illustre défunt dans trois ou quatre articles de journal ; puis on cesse d'en parler ; on n'ouvre plus ses ouvrages ; on plombe sa renommée dans ses livres, comme on scelle son cadavre dans son cercueil, expédiant le tout à l'Eternité, par l'entremise de la mort et du temps. J'indiquerai à mes survivants mon article nécrologique fait d'avance, comme je me souviens de l'avoir lu dans le journal de Pierre de L'Estoile : " ce jeudi... fut mis en terre le bonhomme Dufour... il avait fait le voyage de Jérusalem, et pour cela n'en était pas plus habile. "

J'avais vu chez Mme Albrizzi la Léda de Canova ; j'ai admiré chez le comte Cicognara la Béatrix du Praxitèle de l'Italie. M. Artaud dans sa traduction du Dante, et mon excellent ami M. Ballanche, dans ses Essais de Palingénésie , racontent comment le statuaire fut inspiré :

" Un artiste entouré d'une grande renommée, dit le philosophe chrétien, un statuaire qui naguère jetait tant d'éclat sur la patrie illustre du Dante, et dont les chefs-d'oeuvre de l'antiquité avaient si souvent exalté la gracieuse imagination, un jour, pour la première fois, vit une femme qui fut, pour lui, comme une vive apparition de Béatrix. Plein de cette émotion religieuse que donne le génie, aussitôt il demande au marbre toujours docile sous son ciseau, d'exprimer la soudaine inspiration de ce moment, et la Béatrix du Dante passa du vague domaine de la poésie dans le domaine réalisé des arts. Le sentiment qui réside dans cette physionomie harmonieuse, maintenant, est devenu un type nouveau de beauté pure et virginale, qui, à son tour, inspire les artistes et les poètes. "

Canova sculpta trois bustes de son admirable Béatrix faite à l'image de Mme Récamier : celui qu'il destina à son modèle comme un portrait d'après nature, ceint une couronne d'olivier. Le grand artiste reconnaissant à la fois envers la femme et le poète, écrivit de sa main ces vers du Dante, dans le billet d'envoi à Mme Récamier :


Sovra candido velo cinta d'oliva

donna m'apparve ...


J'étais vivement ému de ces hommages du génie à celle dont la protectrice amitié survivra à ces Mémoires . Si elle apparut à Canova sovra candido velo , elle m'apparut à moi qui continue la citation :


.. dentro una nuvola di fiori

Che dalle mani angeliche saliva .


Je trace à mon tour ce peu de mots sur le socle du Buste, regrettant de n'avoir reçu du ciel ni le ciseau de Canova, ni la lyre du Dante.


Chapitre 13


Venise, du 10 au 17 septembre 1833.


Soirée chez Mme Albrizzi. - Lord Byron selon Mme Albrizzi.


Après le dîner je me suis habillé pour aller passer la soirée chez Mme Teotochi Albrizzi, le spirituel auteur des Rittrati qui a si vivement loué M. Denon à une époque de voyageurs où mon nom était connu à peine. M. Gamba avait résolu de me présenter à la célèbre Signora . J'enrageais : sortir à neuf heures du soir, à l'heure où je me couche quand je me couche tard ! Mais que ne fait-on pas pour Venise ?

Mme Albrizzi est une vieille dame aimable, à visage d'imagination. Je trouvai dans son salon une multitude d'hommes presque tous savants et professeurs. Parmi les femmes, il y avait une nouvelle mariée assez belle ; mais trop grande, une Vénitienne d'une ancienne famille figure pâle, yeux noirs, l'air un peu moqueur ou boudeur, en tout fort piquante ; mais elle manquait de la plus séduisante des grâces, elle ne souriait point. Une autre femme à physionomie douce, m'a fait moins peur ; j'ai osé causer avec elle. Elle a voyagé en Suisse, elle est allée à Florence ; elle est honteuse de n'avoir pas vu Rome. " Mais vous savez que nous autres Italiennes, nous restons où nous sommes. " On pourrait très bien rester avec elle.

Mme Albrizzi m'a conté tout Lord Byron ; elle en est d'autant plus engouée que Lord Byron venait à ses soirées. Sa Seigneurie ne parlait ni aux Anglais, ni aux Français, mais il échangeait quelques mots avec les Vénitiens et surtout avec les Vénitiennes. Jamais on n'a vu Mylord se promener sur la place Saint-Marc, tant il était malheureux de sa jambe. Mme Albrizzi prétend que quand il entrait dans son salon il se donnait en marchant un certain tour, au moyen duquel il dissimulait sa claudication. Décidément il était grand nageur. Il a octroyé son portrait à Mme Albrizzi. Childe Harold dans cette miniature, est charmant, tout jeune, ou tout rajeuni ; il a un caractère de naïveté et d'enfance. La nature l'avait peut-être fait ainsi ; puis un système, né de quelque disgrâce, en s'emparant de son esprit, aura produit le Byron de sa renommée. Mme Albrizzi affirme que dans l'intimité, on retrouvait en lui l'homme de ses ouvrages. Il se croyait dédaigné de sa patrie et par cette raison, il la détestait : dans le public de Venise, il était sans considération, à cause de ses désordres.

Canova a donné à Mme Albrizzi, grecque de naissance, un buste d'Hélène : on me l'a montré au flambeau.

Mme Albrizzi m'avait, disait-elle, vu dans l'amphithéâtre de Vérone et prétendait m'avoir distingué au milieu des Rois. De ce compliment si beau, j'ai été si abasourdi, que je me suis retiré à onze heures au grand ébahissement des Vénitiens. Il était temps ; le sommeil me gagnait et j'étais au bout de mon esprit : il ne faut jamais jouer sa dernière idée, ni son dernier écu. A propos d'écus Law est mort et enterré à Venise : j'ai envie d'aller lui demander quelques-uns de ses bons billets pour soutenir la Légitimité, et une concession pour moi aux Natchez.


Chapitre 14


Venise, du 10 au 17 septembre 1833.


Soirée chez Mme Benzoni. - Lord Byron selon Mme Benzoni.


Si l'on savait ce que je souffre dans un salon, les âmes charitables ne me feraient jamais l'honneur de m'inviter à quoi que ce soit. Un des plus cruels supplices de mes grandeurs passées, était de recevoir et de rendre des visites, d'aller à la cour, de donner des bals, des fêtes, de parler, de sourire en crevant d'ennui, d'être poli et amusé à la sueur de mon front : c'étaient là les vrais les seuls soucis de mon ambition. Toutes les fois que je suis tombé du sommet de ma fortune, j'ai ressenti une joie inexprimable à rentrer dans ma pauvreté et ma solitude, à jeter bas mes broderies, mes plaques, mes cordons, à reprendre ma vieille redingote, à recommencer les promenades du poète par le vent et la pluie, le long de la Seine vers Charenton ou Saint-Cloud. Ayant passé une soirée chez Mme Albrizzi, je ne pus éviter une autre soirée chez la comtesse Benzoni. A dix heures je descendis dans ma gondole, comme un mort que l'on porte à Saint-Christophe.

Mme Benzoni a mérité sa réputation de beauté ; ses mains ont servi de modèle à Canova ; elle est l'héroïne de la Biondina, in gondoletta . Elle m'a fait mettre à ses côtés sur un sopha. Sont arrivées successivement des femmes : une multitude d'hommes se pressait debout.

Les personnes qui me connaissent, sauront si j'étais à l'aise exposé comme un Saint-Sacrement au milieu des regards fixés sur mes rayons. Je n'ai rien d'une divinité, et n'ai ni droit à l'adoration, ni amour de l'encens. Je suppliais Mme Benzoni, malgré tout le bonheur que j'avais d'être auprès d'elle, de me permettre de rendre la place que j'occupais si mal, à quelque femme : elle ne l'a jamais voulu. Elle est allée me quêter deux ou trois hommes d'esprit : ils ont eu la bonté de venir échanger quelques paroles avec ma glorieuse captivité enchaînée sur mes coussins de soie, comme un forçat sur son banc.

Un grand monsieur que j'avais entrevu chez Mme Albrizzi m'a dit : " Ah ! vous faites le vieux ! Nous ne serons plus attrapés à ce que vous écrivez de vous.

" - Monsieur, ai-je répondu, vous me traitez mal ; il faut être vieux à Venise pour la gloire. Sur vos cent vingt doges, plus de cinquante sont devenus illustres à l'âge où les autres hommes perdent leur renommée : Dandolo, aveugle, avait quatre-vingt-quinze ans lorsqu'il conquit Constantinople, Zeno quatre-vingts quand il délivra Chypre ; Titien et Sansovino presque centenaires, sont morts dans toute la force de leur talent. En m'accusant de jeunesse, vous faites la critique de mes ouvrages. "

On a apporté du café ; j'en ai pris par contenance. Mme Benzoni m'a complimenté de mes moeurs à la Vénitienne , et elle s'est remise en course pour me trouver des partners féminins.

Pendant ce temps je suis resté seul au milieu de ma malheureuse ottomane, fasciné et tremblant sous les regards d'une dame noire, aux yeux de serpent à demi endormi ; elle semblait m'entraîner : je crois qu'il y a des femmes aimantées qui vous attirent.

Une blondine dans son aprilée , se levait légère, en faisant le bruit d'une fleur ; elle avançait et penchait vers moi son visage d'une fraîcheur éblouissante ; elle était toute curiosité, tout mystère : on eût dit d'une rose inclinée sous le poids de ses parfums et de ses secrets.

On vend à Venise des secrets de cette sorte pour se faire aimer ; j'aurais bien voulu en acheter un, mais une histoire dont je gardais la mémoire, m'effrayait : un Napolitain s'était épris d'une Française laquelle avait une chèvre ; ne pouvant toucher le coeur de sa dame, il eut recours à un philtre : malheureusement il se trompa dans le mélange des ingrédients et des paroles, et voici accourir la chèvre cabriolante et bondissante qui lui saute au cou, et lui fait un million de caresses. Le charme était tombé sur la pauvre bique affolée.

Mme Benzoni est revenue ; elle s'était adressée aux diverses beautés du salon ; elle les avait invitées à s'asseoir auprès de l'étranger ; toutes avaient répondu : " Nous n'osons pas. " Si elles avaient su que j'étais plus effrayé qu'elles, elles auraient osé.

" Vous vous défendrez inutilement, me dit ma gracieuse hôtesse, nous forcerons Eudore d'aimer une Vénitienne ; vous voulons vaincre vos belles Romaines. - C'est en effet chez vous, Madame, ai-je répondu, que l'on devient amoureux. (Lord Byron y avait rencontré Mme Guiccioli). Quant à mes belles Romaines, comme il vous plaît de les appeler, je ne suis qu'un ambassadeur déchu. Il est très facile sans doute d'être séduit par vos charmantes compatriotes. mais j'ai passé l'âge des séductions. On ne doit faire de serments que quand on a le temps de les tenir. "

La dame noire prêtait l'oreille à notre conversation ; la dame rose écoutait avec ses yeux.

La comtesse Benzoni m'a parlé de Lord Byron d'une toute autre façon que Mme Albrizzi. Elle s'exprimait sur son compte avec rancune : " Il se mettait dans un coin parce qu'il avait une jambe torse. Il avait un assez beau visage ; mais le reste de sa personne n'y répondait guère. C'était un acteur, ne faisant rien comme les autres afin qu'on le regardât, ne se perdant jamais de vue, posant incessamment devant lui, toujours à l'effet, à l'extraordinaire, toujours en attitude, toujours en scène même en mangeant Zucca Arrostita (du potiron rôti). " Le côté moral de l'homme était encore plus mal traité. J'ai pris la défense de Childe Harold : " Je vois, Madame, qu'il est bon d'être votre ami ; vous êtes, ce me semble, un peu sévère dans vos jugements. L'affectation de bizarrerie, de singularité, d'originalité, tient au caractère anglais en général. Lord Byron peut avoir aussi expié son génie par quelques faiblesses ; mais l'avenir s'embarrassera peu de ces misères, ou plutôt les ignorera. Le poète cachera l'homme ; il interposera son talent entre lui et les races futures, et à travers ce voile divin, la postérité n'apercevra que le Dieu. "

Mme Benzoni s'est vantée d'avoir causé le matin avec un Français qui me connaissait beaucoup et qui lui a conté toute mon histoire ; elle ne me l'a pas voulu nommer. Vivant seul, ne confiant rien de mon existence à personne je ne sais pas comment on me connaît beaucoup . Par les biographies ? les unes obligeantes, fourmillent d'erreurs ; les autres malveillantes sont remplies d'anecdotes absurdes. Il paraît du reste que le Français de Mme Benzoni, n'est pas un ennemi.

A minuit je me suis retiré malgré l'insistance de la maîtresse du lieu, et l'air suppliant de la Dame noire aux yeux de serpent. Ma gondole silencieuse et solitaire, m'a reconduit, le long du grand canal, à l'hôtel de l'Europe : aucune lumière ne brillait aux fenêtres des palais dont Mme Benzoni avait clos les enchantements dans sa jeunesse : les premières aventures de la Biondina , furent les dernières de ces palais dépéris [Mmes Albrizzi et Benzoni ne sont plus ; ainsi j'ai vu mourir les deux dernières Vénitiennes. Qu'est devenu Lord Byron lui-même ? on voyait l'endroit où il se baignait : on avait placé son nom au milieu du grand canal. Aujourd'hui on ne sait pas même ce nom. Venise est muette. Les armes du noble Lord ont disparu du lieu où on les avait exposées. L'Autriche a étendu son silence : elle a battu l'eau et tout s'est tu. (Note de Paris, 1841.) - N.d.A.] .


Chapitre 15


Venise, du 10 au 17 septembre 1833.


Course en gondole. - Poésie. - Catéchisme à Saint-Pierre. - Un aqueduc. - Dialogue avec una pescatrice . - La Giudecca. - Femmes Juives.


Dimanche 15, le Patriarche promu au Cardinalat, prit le chapeau avec les cérémonies d'usage. Les cloches sonnaient, la ville s'éjouissait ; les femmes en grande toilette étaient assises sous les arcades de la Place aux cafés Florian, Quadri, Leoni, Suttil ; M. Gamba m'assurait qu'elles étaient rassemblées en si grand nombre dans l'espérance de me voir ; qu'elles avaient monté sur les bancs et sur les bases des colonnes de Saint-Marc, lorsque le bruit s'était répandu de mon entrée dans la Basilique ; que je rencontrerais la Vénitienne dont la beauté dédaigneuse m'avait charmé chez Mme Albrizzi.

Je croyais peu à ces pantalonnades de la flatterie italienne, de qui pourtant ma vanité se rengorgeait ; mais mon humble instinct l'emportait sur ma grandhomie : M. du Corbeau au lieu de chanter, fut saisi de frayeur ; je me hâtai de fuir par timidité, défiance de moi, horreur des scènes, goût d'obscurité et de silence : je me jetai dans une gondole, et m'en allai avec Hyacinthe et Antonio, parcourir le labyrinthe des canaux les plus infréquentés.

On n'entendait que le bruit de nos rames au pied des palais sonores, d'autant plus retentissants qu'ils sont vides. Tel d'entre eux, fermé depuis quarante ans, n'a vu entrer personne : là sont suspendus des portraits oubliés qui se regardent en silence à travers la nuit : si j'avais frappé ils seraient venus m'ouvrir la porte, me demander ce que je voulais et pourquoi je troublais leur repos.

Rempli du souvenir des poètes, la tête montée sur les amours de jadis, Saint Marc de Venise et Saint Antoine de Padoue savent les superbes histoires que je rêvais, en passant au milieu des rats qui sortaient des marbres. Au pont de Bianca Capello, je fis un roman romantique sans pareil. Oh ! que j'étais jeune ! beau ! favorisé ! mais aussi que de périls ! Une famille hautaine et jalouse, des inquisiteurs d'Etat, le pont des Soupirs où l'on entend des cris lamentables ! " Que la chiourme soit prête : avirons légers, fendez les flots ; emportez-nous au rivage de Chypre. Prisonnière des palais, la gondole attend ta beauté à la porte secrète sur la mer. Descends, fille adorée ! toi dont les yeux bleus dominent le lys de ton sein et la rose de tes lèvres, comme l'azur du ciel sourit à l'émail du printemps. "

Tout cela m'a mené à Saint-Pierre, l'ancienne cathédrale de Venise. De petits garçons répétaient le catéchisme, en s'interrogeant les uns les autres sous la direction d'un prêtre. Leurs mères et soeurs, la tête enveloppée d'un mouchoir, les écoutaient debout. Je les regardais ; je regardais le tableau d'Alexandre Lazarini, qui représente saint Laurent Giustiniani distribuant son bien aux pauvres. Puisqu'il était en train, il aurait bien dû étendre ses bienfaits jusqu'à nous, troupe de gueux encombrés dans son église. Quand j'aurai dépensé l'argent de mon voyage, que me restera-t-il ? Et ces adolescentes déguenillées continueront-elles à vendre aux Levantins deux baisers pour un baîoque ?

De l'extrémité orientale de Venise, je me fis conduire à l'extrémité opposée, girando à travers les lagunes du nord. Nous côtoyâmes la nouvelle île formée par les Autrichiens, avec des gravois et des masses de vase ; c'est sur ce sol émergeant qu'on exerce les soldats étrangers oppresseurs de la liberté de Venise. Cybèle cachée dans le sein de son fils, Neptune, n'en sort que pour le trahir. Je ne suis pas impunément de l'Académie, et je sais mon style classique.

Il a existé un projet de joindre Venise à la terre ferme par une chaussée. Je m'étonne que la République au temps de sa puissance n'ait pas songé à conduire des sources à la ville, au moyen d'un aqueduc. Le canal aérien courant au-dessus de la mer dans les divers accidents de la nuit et du jour, du calme et de la tempête, voyant passer les vaisseaux sous ses portiques, aurait augmenté la merveille de la cité des merveilles.

La pointe occidentale de Venise est habitée par les pêcheurs des lagunes ; le bout du quai des Esclavons, est le refuge des pêcheurs de haute mer ; les premiers sont les plus pauvres : leurs cahutes, comme celle d'Olpis et d'Asphalion, dans Théocrite, n'ont d'autre voisine que la mer dont elles sont baignées.

Là j'aurais pu nouer quelque intrigue avec Checca , ou Orsetta de la comédie des Baruffe Chiozzotte : nous hélâmes à terre una ragazza qui côtoyait la rive. Antonio intervenait dans les endroits difficiles du dialogue.

- Carina, voulez-vous passer à la Giudecca ? Nous vous prendrons dans notre gondole.

- Sior, ne : vo a granzi. Non, monsieur. je vais aux crabes.

- Nous vous donnerons un meilleur souper.

- Col dona Mare ? avec Madame ma mère ?

- Si vous voulez.

- Ma mère est dans la tartane avec missier Pare.

- Avez-vous des soeurs ?

- No.

- Des frères ?

- Uno : Tonino.

Tonino, âgé de dix à douze ans, parut, coiffé d'une calotte grecque rouge, vêtu d'une seule chemise serrée aux flancs ; ses cuisses, ses jambes et ses pieds nus, étaient bronzés par le soleil : il portait à deux mains une navette remplie d'huile ; il avait l'air d'un petit Triton. Il posa son vase à terre, et vint écouter notre conversation auprès de sa soeur.

Bientôt arriva une porteuse d'eau, que j'avais déjà rencontrée à la citerne du palais Ducal : elle était brune, vive, gaie ; elle avait sur sa tête un chapeau d'homme, mis en arrière et sous ce chapeau un bouquet de fleurs qui tombait sur son front avec ses cheveux.

Sa main droite s'appuyait à l'épaule d'un grand jeune homme avec lequel elle riait ; elle semblait lui dire à la face de Dieu et à la barbe du genre humain : " Je t'aime à la folie. "

Nous continuâmes à échanger des propos avec le joli groupe. Nous parlâmes de mariages, d'amours, de fêtes, de danses, de la messe de Noël, célébrée autrefois par le Patriarche et servie par le Doge ; nous devisâmes du Carnaval ; nous raisonnâmes de mouchoirs, de rubans, de pêcheries, de filets, de tartanes, de fortune de mer, de joies de Venise bien qu'excepté Antonio, aucun de nous n'eût vu, ni connu la République ; tant le passé était déjà loin. Cela ne nous empêcha pas de dire avec Goldoni : Semo donne da ben, e semo donne onorate ; ma semo aliegre, e volemo stare aliegre, e volemo ballare, e volemo saltare. E viva li Chiozzotti, e viva le Chiozzotte ! Nous sommes des femmes de bien, et nous sommes des femmes d'honneur ; mais nous sommes gaies, et nous voulons rester gaies, et nous voulons danser, et nous voulons sauter... et vive les Chiozzotto ! et vive les Chiozzotte ! "

En 1802 je dînai à la Rapée avec Mme de Staël et Benjamin Constant ; les bateliers de Bercy ne nous firent pas tableau : il faut à Léopold Robert les pêcheurs des Lagunes et le soleil de la Brenta. " Connais-tu cette terre où les citronniers fleurissent ? chante Mignon, l'Italienne expatriée. " (Goethe).

La Giudecca où nous touchâmes en revenant, conserve à peine quelques pauvres familles juives : on les reconnaît à leurs traits. Dans cette race les femmes sont beaucoup plus belles que les hommes ; elles semblent avoir échappé à la malédiction dont leurs pères, leurs maris et leurs fils ont été frappés. On ne trouve aucune Juive mêlée dans la foule des Prêtres et du peuple qui insulta le Fils de l'homme, le flagella, le couronna d'épine, lui fit subir les ignominies et les douleurs de la croix. Les femmes de la Judée crurent au Sauveur, l'aimèrent, le suivirent, l'assistèrent de leur bien, le soulagèrent dans ses afflictions. Une femme à Béthanie, versa sur sa tête le nard précieux qu'elle portait dans un vase d'albâtre ; la pécheresse répandit une huile de parfum sur ses pieds et les essuya avec ses cheveux. Le Christ à son tour étendit sa miséricorde et sa grâce sur les Juives : il ressuscita le fils de la veuve de Naïm et le frère de Marthe ; il guérit la belle-mère de Simon et la femme qui toucha le bas de son vêtement ; pour la Samaritaine il fut une source d'eau vive, un juge compatissant pour la femme adultère. Les filles de Jérusalem pleurèrent sur lui ; les saintes femmes l'accompagnèrent au Calvaire, achetèrent du baume et des aromates et le cherchèrent au sépulcre en pleurant : mulier quid ploras ? Sa première apparition après sa résurrection glorieuse, fut à Magdeleine ; elle ne le reconnaissait pas, mais il lui dit : " Marie. " Au son de cette voix les yeux de Magdeleine s'ouvrirent et elle répondit : " Mon maître. " Le reflet de quelque beau rayon sera resté sur le front des Juives.


Chapitre 16


Venise, du 10 au 17 septembre 1833.


Neuf siècles de Venise vus de la Piazzetta. - Chute et fin de Venise.


Le dimanche n'était pas fini et je craignais toujours d'aborder la grande place aux trois cents belles femmes. Henri IV disait des filles d'honneur de Catherine de Médicis : " Je n'ai point vu d'escadron plus périlleux. " Après mon dîner je hasardai un débarquement à l'escalier de la Piazzetta. Le temps était équivoque ; il pleuvait par intervalles ; la brise autorisait une augmentation de vêtement. Ma gloire, enveloppée dans un manteau, opéra sa descente heureusement sans être reconnue. Le ciel gris semblait en deuil : je fus plus frappé que jamais de l'esclavage de Venise, en me promenant devant les canons autrichiens, au pied du palais Ducal.

M. Gamba m'avait recommandé, si je voulais apercevoir d'un coup d'oeil neuf siècles de l'histoire vénitienne, de m'arrêter près des deux grandes colonnes, dans l'endroit où le café de la Piazzetta confine à la lagune. Je lus en effet autour de moi ces chroniques de pierre, écrites par le temps et les arts.

Onzième siècle .

Il Campanile , ou le clocher de Saint-Marc, commencé par Nicolas Barattieri, architecte lombard.


Douzième siècle .

La façade d'un côté de la Basilique de Saint-Marc ; architectes inconnus.


Treizième siècle .

Le palais Ducal, de Philippe Calendario, vénitien.


Quatorzième siècle .

La tour de l'Horloge, élevée par Pierre Lombardi.


Quinzième siècle .

Les Procuratie Vecchie , de Bartholomée Bono de Bergame.


Seizième siècle .

La Bibliothèque (à présent le palais Royal) et la Zecca ou l'hôtel de la Monnaie, de Sansovino, florentin.


Dix-septième siècle .

L'Eglise de S. Maria della salute sur la rive opposée du grand Canal : ouvrage de Balthazard Longhena.


Dix-huitième siècle .

La Douane de mer, de Joseph Benoni.


Dix-neuvième siècle .

Le Café ou Pavillon, dans le jardin du palais Royal sur la Lagune ; architecte vivant, le Professeur Santi.


Venise commence à un clocher et finit à un café : à travers la succession des âges et des chefs-d'oeuvre, elle va de la Basilique de Saint-Marc à une guinguette. Rien ne témoigne mieux du génie du temps passé et de l'esprit du temps présent, du caractère de l'ancienne société et des moeurs de la société moderne, que ces deux monuments ; ils respirent leurs siècles.

Les trois Venise, la Venetia des Romains, la Venetia des Lagunes créée par les populations échappées au fléau de Dieu, Attila, la Venetia ou la Venise concentrée qui fit oublier les deux autres ; cette dernière Venise que Pétrarque surnomma Aurea et dont les pierres étaient dorées et peintes, au dire de Philippe de Comines ; la Venise qui posséda trois Royaumes, la Venise dont les cités en terre ferme ont suffi pour donner des noms illustres aux Capitaines de Bonaparte ; cette République enfin n'a point péri comme tant d'autres Etats par un fait d'armes de la France : attaquée de simples menaces, elle succomba sans essayer même de se relever.

Aux XIIIe et XIVe siècles, Venise fut toute puissante sur mer, au XVe sur terre ; elle se soutint dans le XVIe, déclina au XVIIe et dégénéra durant ce XVIIIe siècle dans lequel fut rongé et dissous l'ancien ordre européen. Les nobles du grand Canal, devinrent des croupiers de pharaon, et les négociants, d'oisifs campagnards de la Brenta. Venise ne vivait plus que par son carnaval, ses polichinelles, ses courtisanes et ses espions : son Doge, Géronte impuissant, renouvelait en vain ses noces avec l'Adriatique adultère. Et toutefois les forces matérielles ne manquaient point encore à la République.

Lorsqu'en 1797 elle eut laissé envahir son territoire continental, il lui restait pour la défense de ses possessions insulaires 205 bâtiments armés de 750 pièces d'artillerie et montés par 2.516 hommes ; sept batteries et forts ; 11.000 soldats Dalmates et 3.500 Italiens ; une population de 150.000 âmes ; 800 bouches à feu autour des lagunes. Hors de la portée effective du canon et de la bombe, Venise était d'autant plus imprenable, qu'elle manquait de sol pour y débarquer : les assiégeants n'y pouvant aborder que dans des barques auraient été exposés sur des canaux étroits aux projectiles des assiégés retranchés dans les maisons, les églises, les édifices riverains. Maître de la place Saint-Marc, du palais du Doge, de l'arsenal, on ne serait encore maître de rien. Si Venise se défendait on la pourrait brûler, non la prendre ; les habitants auraient de plus une retraite assurée sur leurs vaisseaux. Dans de pareils moments le souvenir de la gloire nationale est une vraie puissance : certes les ombres des Barbarigo, des Pesaro, des Zeno, des Morosini des Loredano, venant repeupler leurs foyers en péril et combattant aux fenêtres de leurs palais, ne seraient pas des ombres vaines.

Venise en 1797, outre les forces que je viens d'énumérer avait de l'argent pour les accroître et un crédit supérieur à son trésor. L'Angleterre en guerre avec nous, se serait empressée de lui envoyer ses soldats et ses flottes ; l'Autriche qui sollicitait son alliance, pouvait descendre au quai des Esclavons 10.000 grenadiers hongrois pris au port de Fiume ou de Trieste. Le Directoire incapable de se saisir d'un écueil gardé par une poignée de marins anglais sur les côtes de Normandie, aurait-il pu s'emparer de Venise complètement armée et couverte de ses vaisseaux ? Les Français n'avaient à Malghera que 300 hommes et une seule pièce de canon de petit calibre ; ils manquaient même de barques.

Venise n'avait pas tous ces moyens de défense, lorsqu'en 1700 Addison la trouvait déjà imprenable : it has neither rocks nor fortifications near it, and yet is, perhaps, the most impregnable town in Europe " elle n'a ni rochers, ni fortifications autour d'elle, et cependant elle est peut-être la ville la plus imprenable de l'Europe. " Il remarque que du côté de la terre ferme on n'y pourrait pas arriver sur la glace comme en Hollande, que du côté de l'Adriatique l'entrée du port est étroite, les canaux navigables difficiles à connaître ; qu'on se hâterait à l'approche des flottes ennemies de couper les balises qui dessinent ces canaux. Si l'on suppose un blocus rigoureux de terre et de mer, dit toujours Addison, les Vénitiens se défendraient encore contre tout, excepté contre la famine ; celle-ci même serait fort mitigée par la quantité de poisson dont ces mers abondent et que les habitants de la ville insulaire pêchent au milieu de leurs rues même : in the midst of their very streets .

Eh ! bien quelques lignes méprisantes de la main de Bonaparte, suffirent pour renverser la Cité antique où dominait une de ces magistratures terribles qui, selon Montesquieu, ramènent violemment l'Etat à la Liberté . Ces magistrats jadis si fermes obtempérèrent en tremblant aux injonctions d'un billet écrit sur un tambour. Le Sénat ne fut point convoqué ; la signoria pleura, trahie et consternée ; Louis Manin, le CXXe et dernier Doge, au milieu de ses sanglots et de ses larmes, offrit d'une voix chevrotante son abdication ; les Dalmates furent congédiés, les vaisseaux retirés. Le 12 de mai 1797, le grand Conseil adopta le système de gouvernement représentatif provisoire , afin de se conformer au désir de Bonaparte, s'empreché con questo, s'incontrino i deriderii del generale medesimo . L'esclavage de la République victorieuse des siècles, de l'immortelle patrie de Dandolo, se négociait, non sur un champ de bataille ou dans le sein d'une nouvelle ligue de Cambrai, mais à Venise même, par un obscur secrétaire de légation, mort depuis dans la maison des fous à Charenton.

Quatre jours après la décision du Conseil, le 16 mai, nos soldats embarqués paisiblement en gondoles l'arme au bras et sans brûler une amorce, prirent possession de la colonie vierge de l'ancien monde. Qui la livra au joug d'une manière en apparence si inexplicable, si extraordinaire ? Le temps et une destinée accomplie. Les contorsions du grand fantôme révolutionnaire français, les gestes de cet étrange masque arrivé au bord de la plage, effrayèrent Venise affaiblie par les années : elle tomba de peur et se cacha sous les langes de son berceau. Ce ne fut pas notre armée qui traversa réellement la mer, ce fut le siècle ; il enjamba la lagune et vint s'installer dans le fauteuil des Doges, avec Napoléon pour commissaire. Le Conseil ne parla pas de donner la question aux deux voyageurs et de les enfermer sous les plombs ; il leur remit le Lion de Saint-Marc, les clefs du Palais et le bonnet ducal ; le Pont des Soupirs n'entendit plus passer personne.

Depuis cette époque, Venise décrépite, avec sa chevelure de clochers, son front de marbre, ses rides d'or, a été vendue et revendue, ainsi qu'un ballot de ses anciennes marchandises : elle est restée au plus offrant et dernier enchérisseur, l'Autriche. Elle languit maintenant enchaînée au pied des Alpes du Frioul, comme jadis la Reine de Palmyre au pied des montagnes de la Sabine.


Chapitre 17


Venise, du 10 au 17 septembre 1833.


Le Lido. - Fêtes vénitiennes. - Lagunes quand je quittai Venise pour la première fois. - Nouvelles de madame la Duchesse de Berry. - Cimetière des Juifs.


Tous les lundis du mois de septembre, le peuple de Venise va boire et danser au Lido. Comme il avait plu les deux lundis précédents, on s'attendait le lundi 16, à une grande presse, si le temps était favorable. J'étais curieux de ce spectacle.

J'avais une autre raison d'aller au Lido, à savoir mon envie de dire un mot de tendresse à la mer, ma mignonne, ma maîtresse, mes amours. Les hommes à patries méditerranées, ne les rencontrent plus quand ils les ont quittées. Nous autres, nés que nous sommes dans les vagues, avons une chance plus heureuse : notre patrie, la mer, embrasse le globe ; nous la retrouvons partout ; elle semble nous suivre et s'exiler avec nous. Son visage et sa voix sont les mêmes en tout climat ; elle n'a point d'arbres et de vallons qui changent de forme et d'aspect ; seulement elle nous paraît plus triste, comme nous le sommes nous-mêmes, à des bords lointains et sous un autre soleil : à ces bords elle a l'air de nous dire : " Suspends tes pas ainsi que je vais retirer mes flots, pour te reporter à notre rivage. "

Le Lido, île longue et étroite, s'étend du Nord-Est au Sud-ouest, en face de Venise et sépare les lagunes de l'Adriatique. A son extrémité orientale est le fort San Nicolo sous lequel tourne la passe des petits bâtiments ; son extrémité occidentale est défendue par le fort degli Alberoni où s'embouche le chenal des grands navires. Le fort San Nicolo est en face du château de Saint-André , le fort degli Alberoni regarde le port de Malamocco et le littoral de Palestrine.

Sur le Lido même, en dedans des lagunes, on aperçoit le village de Sainte-Marie-Elisabeth et un hameau composé de trois ou quatre cabanes : celles-ci servaient d'écurie aux chevaux de Lord Byron.

Le contraste que présentent les deux bords du Lido est bien peint par M. Nodier : " du côté seulement où il a vue sur Venise, le Lido est couvert de jardins, de jolis vergers, de petites maisons simples, mais pittoresques... De là Venise se développe aux yeux dans toute sa magnificence ; le canal couvert de gondoles, présente dans sa vaste étendue, l'image d'un fleuve immense qui baigne le pied du palais Ducal et les degrés de Saint-Marc. "

Il faut seulement aujourd'hui retrancher de cette description les jolis vergers, les petites maisons simples, mais pittoresques , et mettre en leur place quelques baraques, des plates-bandes de légumes et des taillis de roseaux croissants dans des eaux saumâtres.

Malheureusement étant parti assez tard de Venise, je fus pris de la pluie en débarquant au Lido à l'orée du fort San Nicolo, et je n'eus pas le temps de traverser l'île pour aller à la mer.

Dans l'intérieur des terrains du fort, ont lieu les danses sous des mûriers, des saules, des noyers et des cerisiers ; mais ces ombrages étaient presque déserts. A des tables mangeaient avidement quelques ragazze et quelques mariniers ; on criait et l'on portait ça et là la Zucca arrostita ; on buvait à même des bouteilles aux longs et minces goulots. Deux ou trois groupes dépêchaient en tumulte une farandole au son d'un méchant violon ; scènes inférieures en tout à la saltarella dans les jardins de la villa Borghèse.

Un génie moqueur semblait s'être amusé à déjouer les idées que je m'étais formées des fêtes Vénitiennes , d'après Mme Renier Michielli. Au Lido se célébrait, à l'Ascension, le mariage de la mer et du Doge. Le Bucentaure (ainsi nommé d'une galère d'Enée) couronné de fleurs comme un nouvel époux, s'avançait au milieu des flots, au fracas du canon, au son de la musique, aux strophes de l'épithalame en vieux vénitien que l'on ne comprenait plus.

La fête delle Marie (des Maries) rappelait les fiançailles, l'enlèvement et la recousse de douze jeunes filles, lorsqu'en 944 elles furent ravies par des pirates de Trieste, et délivrées par leurs parents de Venise. Chacune d'elles au moment de l'enlèvement portait une cuirasse d'or brodée en perles : dans la fête commémorative la cuirasse était changée en chapeau de paille dorée, en oranges de Malte et en vin de Malvoisie.

Au mois de juillet, à la sainte Marthe, des gondoles illuminées promenaient des banquets errants sur les canaux, au milieu des palais déshabités : la fête dure encore chez le peuple ; elle est passée chez les grands.

Le monastère de Saint-Zacharie fournissait l'occasion et le but d'une solemnité pompeuse : les chefs de la République s'y rendaient sur des barques dorées en souvenir du Corno Ducale dont les religieuses et l'abbesse du couvent, avaient jadis fait présent au Doge. Ce Corno Ducale était d'or, festonné de vingt-quatre grosses perles surmonté d'un diamant à huit facettes, d'un énorme rubis et d'une croix d'opales et d'émeraudes.

Je m'attendais à quelque chose de ces fiancées, de ces pommes et fleurs d'oranger, de ces joyaux transformés en riantes parures, de ces repas mêlés de chants et de Malvoisie, et je vis de lourds soldats autrichiens, en sarrau et en souliers gras, valser ensemble, pipe contre pipe, moustache contre moustache : saisi d'horreur je me jetai dans ma gondole pour regagner Venise.

La lagune était terne ; la marée descendante découvrait des bancs de vase. M. Ampère avait vu ce que je voyais, lorsqu'il écrivait ces vers frappants de vérité :


Cette onde qui sans borne autour de moi s'étend,

D'où l'on distingue à peine une lande mouillée,

Sans habitant, sans arbre et d'herbe dépouillée,

D'où, quand la mer descend, sortent quelques îlots,

Comme une éponge molle imprégnés par les eaux .


Je suis heureux de croiser encore la route de ce même jeune homme qui, poète français en Italie, littérateur slave en Bohême, marche vers l'avenir, quand je retourne au passé. Ce m'est une consolation de rencontrer à la fin de mon voyage, ces enfants de l'aurore qui m'accompagnent à mon dernier soleil. Tout n'est donc pas épuisé ? Allons ! ces soldats de la jeune Garde rendront au vétéran, le reste du chemin plus court et les bivouacs moins rudes.

Philippe de Comines a décrit les lagunes de son temps : " Environ la dite Cité de Venise, y a bien septante monastères, à moins de demie-lieue française, à le prendre en rondeur, et est chose estrange de voir si belles et si grandes églises fondées en la mer... tant de clochers, et si grand maisonnement tout en l'eau et le peuple n'avoir autre forme d'aller qu'en ces petites barques (gondoles) dont je crois qu'il s'en finerait trente mille. "

Je fouillais avec mes yeux dans les îles pour retrouver ces couvents : quelques-uns ont été abattus, d'autres convertis en établissements civils ou militaires. Je me promettais de visiter les savants moines orientaux. Mon neveu, Christian de Chateaubriand, a écrit son nom sur leur livre. On l'a pris pour le mien. Ces religieux étrangers ignorent même ce qui se passe à Venise, à peine ont-ils entendu parler de la vie de Lord Byron qui faisait semblant d'étudier l'arménien chez eux. Ils donnent des éditions de saint Chrysostome ; loin de leur patrie, habitant le passé, ils vivent dans la triple solitude, de leur petite île, de leurs études et de leur cloître.

Comines parle de trente mille gondoles : la rareté de ces nacelles aujourd'hui atteste la grandeur du naufrage. " Je prenais la gondole, dit Goethe, pour un berceau doucement balancé, et la caisse noire qu'elle porte, me semblait un cercueil vide. Eh bien ! entre le berceau et le cercueil, insouciants, allons là-bas, flottant et chancelant, le long du grand Canal, à travers la vie. " Ma gondole au retour du Lido suivait celle d'une troupe de femmes qui chantaient des vers du Tasse ; mais au lieu de rentrer à Venise, elles remontèrent vers Palestrine comme si elles eussent voulu gagner la haute mer : leur voix se perdait dans l'unisonnance des flots. Au vent mes concerts et mes songes !

Tout change à tout moment et à toujours : je tourne la tête en arrière, et j'aperçois comme d'autres lagunes, ces lagunes que je traversai en 1806 allant à Trieste : j'en emprunte la vue à l' Itinéraire .

" Je quittai Venise le 28 (juillet) et je m'embarquai à dix heures du soir pour me rendre en terre ferme. Le vent du Sud-Est soufflait assez pour enfler la voile, pas assez pour troubler la mer. A mesure que la barque s'éloignait, je voyais s'enfoncer sous l'horizon les lumières de Venise, et je distinguais, comme des taches sur les flots, les différentes ombres des îles dont la plage est semée. Ces îles au lieu d'être couvertes de forts et de bastions, sont occupées par des églises et des monastères. Les cloches des hospices et des lazarets se faisaient entendre, et ne rappelaient que des idées de calme et de secours au milieu de l'empire des tempêtes et des dangers. Nous nous approchâmes assez d'une de ces retraites, pour entrevoir des moines qui regardaient passer notre gondole ; ils avaient l'air de vieux nautoniers rentrés au port après de longues traversées ; peut-être bénissaient-ils le voyageur car ils se souvenaient d'avoir été comme lui étrangers dans la terre d'Egypte : fuistis enim et vos advenae in terra Aegypti . "

Le voyageur est revenu : a-t-il été béni ? il a repris ses courses ; sans cesse errant, il ne fait plus que repasser sur ses traces : " revoir ce qu'on a vu, dit Marc Aurèle, c'est recommencer à vivre. " Moi je dis : c'est recommencer à mourir.

Enfin des nouvelles de Mme la Duchesse de Berry m'attendaient à l'hôtel de l'Europe. La Princesse de Bauffremont arrivée à Venise, et descendue au Lion Blanc, désire me parler demain, mardi 17 à onze heures.

Dans ma course au Lido, vous l'avez vu, je n'ai pu atteindre la mer. Or je ne suis pas homme à capituler sur ce point. De crainte qu'un accident ne m'empêche de revenir à Venise une fois que je l'aurai quittée, je me lèverai demain avant le jour, et j'irai saluer l'Adriatique.


Mardi 17.


J'ai accompli mon dessein.

Débarqué à l'aube en dehors de San Nicolo, j'ai pris mon chemin en laissant le fort à gauche. Je trébuchais parmi des pierres sépulcrales : j'étais dans un cimetière sans clôture où jadis on avait jeté les enfants de Judas. Les pierres portaient des inscriptions en hébreu ; une des dates est de l'an 1435 et ce n'est pas la plus ancienne. La défunte juive s'appelait Violante ; elle m'attendait depuis 398 ans, pour lire son nom et le révéler. A l'époque de son décès, le Doge Foscari commençait la série des tragiques aventures de sa famille : heureuse la juive inconnue dont la tombe voit passer l'oiseau marin, si elle n'a pas eu de fils [Madame Sand a placé une scène de Leone-Leoni dans ce cimetière juif du Lido. (Note de 1838.) - N.d.A.] .

Au même lieu un retranchement fait avec des voliges de vieilles barques, protège un nouveau cimetière ; naufrage remparé des débris de naufrages. A travers les trous des chevilles qui cousirent ces planches à la carcasse des bateaux, j'épiais la mort autour de deux urnes cinéraires ; le petit jour les éclairait : le lever du soleil sur le champ où les hommes ne se lèvent plus, est plus triste que son coucher. Depuis que les Rois sont devenus les chambellans de Salomon Baron de Rothschild, les Juifs ont à Venise des tombes de marbre. Ils ne sont pas si richement enterrés à Jérusalem ; j'ai visité leurs sépultures au pied du Temple : lorsque je songe la nuit, que je suis revenu de la vallée de Josaphat, je me fais peur. A Tunis au lieu de cendriers d'albâtre dans le cimetière des Hébreux on aperçoit au clair de la lune des filles de Sion voilées, assises comme des ombres sur les fosses : la croix et le turban viennent quelquefois les consoler. Chose étrange pourtant que ce mépris et cette haine de tous les peuples pour les immolateurs du Christ ! Le genre humain a mis la race juive au Lazareth, et sa quarantaine proclamée du haut du Calvaire, ne finira qu'avec le monde.

Je continuais de marcher en m'avançant vers l'Adriatique ; je ne la voyais pas, quoique j'en fusse tout près. Le Lido est une zone de dunes irrégulières assez approchantes des buttes aréneuses du désert de Sabbah, qui confinent à la Mer Morte. Les dunes sont recouvertes d'herbes coriaces : ces herbes sont quelquefois successives ; quelquefois séparées en touffes elles sortent du sable chauve, comme une mèche de cheveux restée au crâne d'un mort. Le rampant du terrain vers la mer, est parsemé de fenouils, de sauges, de chardons à feuilles gladiées et bleuâtres ; les flots semblent les avoir peintes de leur couleur : ces chardons épineux glauques et épais rappellent les nopals, et font la transition des végétaux du nord à ceux du midi. Un vent faible rasant le sol, sifflait dans ces plantes rigides : on aurait cru que la terre se plaignait. Des eaux pluviales stagnantes formaient des flaques dans des tourbières. Cà et là quelques chardonnerets voletaient avec de petits cris, sur des buissons de joncs marins. Un troupeau de vaches parfumées de leur lait, et dont le taureau mêlait son sourd mugissement à celui de Neptune, me suivait comme si j'eusse été son berger.

Ma joie et ma tristesse furent grandes quand je découvris la mer et ses froncis grisâtres, à la lueur du crépuscule. Je laisse ici sous le nom de Rêverie un crayon imparfait de ce que je vis, sentis, et pensai dans ces moments confus de méditations et d'images.


Chapitre 18


Venise, 17 septembre 1833.


Rêverie au Lido


Il n'est sorti de la mer qu'une aurore ébauchée et sans sourire. La transformation des ténèbres en lumière, avec ses changeantes merveilles, son aphonie et sa mélodie, ses étoiles éteintes tour à tour dans l'or et les roses du matin, ne s'est point opérée. Quatre ou cinq barques serraient le vent à la côte ; un grand vaisseau disparaissait à l'horizon. Des mouettes posées, marquetaient en troupe la plage mouillée ; quelques-unes volaient pesamment au-dessus de la houle du large. Le reflux avait laissé le dessin de ses arceaux concentriques sur la grève. Le sable guirlandé de fucus, était ridé par chaque flot, comme un front sur lequel le temps a passé. La lame déroutante enchaînait ses festons blancs à la rive abandonnée.

J'adressai des paroles d'amour aux vagues, mes compagnes : ainsi que de jeunes filles se tenant par la main dans une ronde, elles m'avaient entouré à ma naissance. Je caressai ces berceuses de ma couche ; je plongeai mes mains dans la mer ; je portai à ma bouche son eau sacrée, sans en sentir l'amertume : puis je me promenai au limbe des flots, écoutant leur bruit dolent, familier et doux à mon oreille. Je remplissais mes poches de coquillages dont les Vénitiennes se font des colliers. Souvent je m'arrêtais pour contempler l'immensité pélagienne avec des yeux attendris. Un mat, un nuage, c'était assez pour réveiller mes souvenirs.

Sur cette mer j'avais passé il y a longues années ; en face du Lido une tempête m'assaillit. Je me disais au milieu de cette tempête " que j'en avais affronté d'autres, mais qu'à l'époque de ma traversée de l'océan j'étais jeune, et qu'alors les dangers m'étaient des plaisirs [ Itinéraire . (N.d.A.)] ". Je me regardais donc comme bien vieux lorsque je voguais vers la Grèce et la Syrie ? Sous quel amas de jours suis-je donc enseveli ?

Que fais-je maintenant au steppe de l'Adriatique ? des folies de l'âge voisin du berceau : j'ai écrit un nom tout près du réseau d'écume, où la dernière onde vient mourir ; les lames successives ont attaqué lentement le nom consolateur ; ce n'est qu'au seizième déroulement qu'elles l'ont emporté lettre à lettre et comme à regret : je sentais qu'elles effaçaient ma vie.

Lord Byron chevauchait le long de cette mer solitaire : quels étaient ses pensers et ses chants, ses abattements et ses espérances ? Elevait-il la voix pour confier à la tourmente les inspirations de son génie ? Est-ce au murmure de cette vague qu'il emprunta ces accents ?


... If my fame should be, as my fortunes are,

Of hasty growth and blight, and dull oblivion bar

My name from out the temple where the dead

Are honoured by the nations, - let it be .


" Si ma renommée doit être comme le sont mes fortunes, d'une croissance hâtive et frêle ; si l'obscur oubli doit rayer mon nom du temple où les morts sont honorés par les nations : - soit. " Byron sentait que ses fortunes étaient d'une croissance frêle et hâtive ; dans ses moments de doute sur sa gloire, puisqu'il ne croyait pas à une autre immortalité, il ne lui restait de joie que le néant. Ses dégoûts eussent été moins amers, sa fuite ici-bas moins stérile, s'il eût changé de voie : au bout de ses passions épuisées, quelque généreux effort l'aurait fait parvenir à une existence nouvelle. On est incrédule parce qu'on s'arrête à la surface de la matière : creusez la terre, vous trouverez le ciel. Voici la borne au pied de laquelle Byron marqua sa tombe : était-ce pour rappeler Homère enseveli sur le rivage de l'île d'Ios ? Dieu avait mesuré ailleurs la fosse du poète que je précédai dans la vie. Déjà j'étais revenu des forêts américaines lorsqu'auprès de Londres sous l'orme de Childe Harold enfant, je rêvai les ennuis de René et le vague de sa tristesse [Voyez livre XII, Ire partie. (N.d.A.)] . J'ai vu la trace des premiers pas de Byron dans les sentiers de la colline d'Harrow ; je rencontre les vestiges de ses derniers pas à l'une des stations de son pèlerinage : non ; je les cherche en vain ces vestiges : soulevé par l'ouragan, le sable a couvert l'empreinte des fers du coursier demeuré sans maître : " Pêcheur de Malamocco, as-tu entendu parler de Lord Byron ? - Il chevauchait presque tous les jours ici. - Sais-tu où il est allé ? " Le pêcheur a regardé la mer. Et la mer s'est souvenue de l'ordre que lui donna le Christ : tace ; obmutesce , " tais-toi ; sois muette. " Virgile avant Byron, avait franchi le golfe redouté du poète de Tibur : qui ramènera d'Athènes, Byron et Virgile ? A ces mêmes plages Venise pleure ses pompes : le Bucentaure n'y baigne plus ses flancs d'or à l'ombre de sa tente de pourpre ; quelques tartanes se cachent derrière les caps déserts, comme au temps primitif de la République.

Un jour fut d'orage : prêt à périr entre Malte et les Sirtes, j'enfermai dans une bouteille vide ce billet : F. A. de Chateaubriand, naufragé sur l'île de Lampedouse le 26 décembre 1806 en revenant de la Terre sainte [ Itinéraire . (N.d.A.)] . Un verre fragile, quelques lignes ballottées sur un abîme est tout ce qui convenait à ma mémoire. Les courants auraient poussé mon épitaphe vagabonde au Lido, comme aujourd'hui le flot des ans a rejeté à ce bord ma vie errante. Dinelli capitaine en second de ma polaque d'Alexandrie, était vénitien ; il passait de nuit avec moi trois ou quatre heures du sablier, appuyé contre le mât et chantant aux coups des rafales,


Si tanto mi piace

Si rara Bella,

Io perdero la pace

Quando se destera.


Dinelli s'est-il reposé sul'margine d'un rio auprès de sa maîtresse endormie ? S'est-elle réveillée ? Mon vaisseau existe-t-il encore ? A-t-il sombré ? A-t-il été radoubé ? Son passager n'a pu faire rajuster sa vie ! Peut-être ce bâtiment dont j'aperçois la vergue lointaine, est le même qui fut chargé de mon ancienne destinée ? Peut-être la carène démembrée de mon esquif, a-t-elle fourni les palissades du cimetière israélite ?

Mais ai-je tout dit dans l' Itinéraire sur ce voyage commencé au port de Desdémone et fini au pays de Chimène ? Allais-je au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir ? Une seule pensée remplissait mon âme ; je dévorais les moments : sous ma voile impatiente, les regards attachés à l'étoile du soir, je lui demandais l'aquilon pour cingler plus vite. Comme le coeur me battait en abordant les côtes d'Espagne ! Que de malheurs ont suivi ce mystère ! Le soleil les éclaire encore ; la raison que je conserve me les rappelle.

Venise, quand je vous vis, un quart de siècle écoulé, vous étiez sous l'empire du grand homme, votre oppresseur et le mien ; une île attendait sa tombe ; une île est la vôtre : vous dormez l'un et l'autre immortels dans vos Sainte-Hélène. Venise ! nos destins ont été pareils ! mes songes s'évanouissent, à mesure que vos palais s'écroulent ; les heures de mon printemps se sont noircies, comme les arabesques dont le faîte de vos monuments est orné. Mais vous périssez à votre insu ; moi, je sais mes ruines ; votre ciel voluptueux, la vénusté des flots qui vous lavent, me trouvent aussi sensible que je le fus jamais. Inutilement je vieillis ; je rêve encore mille chimères. L'énergie de ma nature s'est resserrée au fond de mon coeur ; les ans au lieu de m'assagir, n'ont réussi qu'à chasser ma jeunesse extérieure, à la faire rentrer dans mon sein. Quelles caresses l'attireront maintenant au dehors, pour l'empêcher de m'étouffer ? Quelle rosée descendra sur moi ? quelle brise émanée des fleurs, me pénètrera de sa tiède haleine ? le vent qui souffle sur une tête à demi-dépouillée, ne vient d'aucun rivage heureux !